| Réalisateur : Laura Citarella |
| Acteurs : Laura Paredes, Ezequiel Pierri, Rafael Spregelburd |
| Genre : Enquête extrasensorielle |
| Durée : 260 minutes |
| Pays : Argentine |
| Année : 2023 |
Synopsis : Une femme disparaît. Deux hommes partent à sa recherche aux alentours de la ville de Trenque Lauquen. Ils l’aiment tous les deux et chacun a ses propres soupçons quant aux raisons de cette disparition. Les circonstances vont cependant se révéler plus étranges que prévues.
Encore perdu quelque part dans le labyrinthique La Flor, film fleuve, film laboratoire, d’une quinzaine d’heures, qui s’essayait à tous les genres du fantastique au film musical en passant par le polar et autres fantaisies toutes aussi jouissantes que glaçantes, que nous voyons poindre le bout du nez d’une nouvelle création du collectif argentin El Pampero Cine : Trenque Lauquen.
Un film divisé en deux chapitres, deux segments, pour un total d’environ quatre heures et demi.
Une partie des actrices, acteurs, de La Flor sont de retour, la réalisation change, Laura Citarella prend la main, les producteurs restent, et le créateur devient collaborateur.
Sachez que chez El Pampero Cine, nous sommes en famille, que les films des uns nourrissent les œuvres des autres et qu’en une vingtaine années de nombreux films sont nés, peu ont débarqué sur le territoire hexagonal, et qu’en provenance d’Argentine un courant de cinéma est en pleine effervescence, un courant qui a établi sa propre grammaire cinématographique, une expression singulière dans un cinéma mondial, qui, ces dernières années, n’a fait que jouer de miroir avec les anciennes générations et laisser les nouveaux gestes dans le vestiaire de l’expérimental, là où, contrairement à leurs sorts, ils nécessiteraient bien évidemment de rencontrer les salles du monde et impacter des rétines assoiffées, des cervelets endormis, des générations entières de cinéphiles ainsi que de cinéastes.
Mais revenons-en au mystérieux Trenque Lauquen..

Laura a disparu. Loin de Buenos Aires, Laura a pris la route. A sa recherche, son petit ami et un agent de la mairie locale. Les deux hommes ont connu cette femme. Les deux hommes en sont amoureux. Les deux hommes se soupçonnent. Ils échangent, partagent, leurs souvenirs de la botaniste, deux visages se dessinent alors et une question s’élève : Qui est Laura ? -le spectre d’une autre Laura (Palmer ?) flotte dans nos esprits)-
En démarrant son épopée mystique de la sorte, la cinéaste embarque sur la voie du film policier, du thriller. Elle manipule avec soin les pistes qu’elle éparpille, autant de sentiers de pensées que de solutions dans cette équation tentaculaire.
Citarella installe le spectateur dès son introduction dans une position d’enquêteur, d’analyste, elle pousse le regard à ne plus contempler mais à étudier le cadre, les individus, leurs interactions et les espaces qu’ils traversent. De ce point de départ aux zones d’ombres multiples mais contrôlées, la cinéaste se permet alors de faire basculer le récit, de nous présenter Laura et nous raconter sa quête, tout cela en parallèle de la recherche menée par ces deux hommes ne cherchant pas Laura pour elle, mais bien plus pour eux, retrouver une sens, une voie, face à cette âme dérobée, ancienne boussole, relique possédée, de leurs vies.
On découvre une Laura questionnant le monde, cherchant la place, l’impact, des femmes et leurs écrits dans l’Histoire. Durant ses recherches sur les grandes figures féminines, à la bibliothèque municipale, face au vide presque total de recueils sur la question, Laura trouve dans un ouvrage, entre deux pages, une lettre, un indice, renvoyant à un autre livre.
Un jeu de piste débute d’une figure de femme à une autre, les lettres s’amoncellent, une correspondance érotique s’esquisse, la légende d’une plante et ses propriétés mystiques transparaît, la ville de Trenque Lauquen s’impose, Laura est attirée, plus rien ne sera jamais comme avant, son rapport au monde va changer, et ce, de manière irréversible.
Avec une agilité remarquable, Trenque Lauquen se meut, passe d’une enquête hasardeuse, monopolisée par les hommes, à une quête de vérité, à travers le regard des femmes, tant sur le présent que sur l’Histoire, tant sur la ville que le espaces oubliés.
Les balances de force s’inversent. Les hommes errent, le long des routes, prisonnier de leurs obsessions, de leurs volontés de contrôle, les femmes, elles, explorent des territoires inexploités, loin du béton, s’émancipent, expérimentent, ouvrent les portes des mondes invisibles, loin du dogme masculin qui érige le monde moderne.
Laura creuse et sculpte un monde souterrain, parallèle et essentiel. Peut-être l’unique voie vers la liberté pour elle comme pour tous. Peut-être ce mouvement désintéressé qui éclaircira une brume tenace dans laquelle le monde tout entier se couche, dans lequel le monde tout entier s’aveugle, où chacun pose sa pierre sur l’édifice du chaos.

En constante stimulation, nos regards et nos réflexions s’enfoncent dans ce jeu de pistes-méandres, un nouveau monde plein de codes et symboles naît que nous apprenons à apprivoiser, voie pour déconstruire nos mondes et reconstruire nos idéaux, perdition pour plonger dans les modulations ténébreuses de l’âme et saisir nos maux.
Citarella, tout comme Mariano Llinas pour La Flor, ausculte et transcende le monde en le faisant cinéma, distinguant ses horizons à travers ses genres, fluide et métamorphe dans sa mise en scène. Du thriller à la science-fiction, de la comédie à l’horreur, du film politique à la romance, la cinéaste joue de variations, capture des invisibles, des talismans pour refonder tout un monde.
La cinéaste conçoit le réel en observant le monde tangible, celui de générations et siècles d’évolutions sociétales masculines, sans jamais dénigrer, sans jamais incendier, constatant l’impasse. Elle lit dans les reflets des flammes à venir, une pièce manquante à la stabilité de l’humanité, un regard alternatif impératif pour réinterpréter et magnifier les rapports humains, environnementaux, spirituels.
Le miroitement dans l’eau est trouble, incertain, mais pousse au courage, celui d’écouter les silences pour distinguer la voix-présage d’un avenir possible, à la seule condition d’exécuter le sacrifice, celui, de l’abandon des certitudes pour les étendues poétiques, celui, de la domination pour l’accès au sensible, à l’écoute.
Avec Trenque Lauquen, Laura Citarella ouvre la porte des invisibles, donne la voix aux femmes, laisse les hommes entre eux à leurs défiances mutuelles, pour bâtir des sentiers souterrains kaléidoscopiques où le cinéma revêt des apparats variables pour exprimer les voix occultées.
Suivons Laura, partons à la recherche de la fleur, celle qui est devant tout un chacun, celle qui renferme les secrets du monde, celle qui transcende les êtres pour s’éloigner des monstres de bétons pour retrouver la direction de l’harmonie, celle du corps, celle de l’esprit, celle du désintéressement, de l’amour de soi pour l’amour de tout.
Le plus beau film sur l’impasse de nos mondes esquissant des variations à suivre pour dépasser le chaos. Un chef d’œuvre.



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