Background : Critique / Autopsie D’un Rêve Perdu

Synopsis : Khaled Abdulwahed se lance sur les traces ténues de son père, étudiant syrien en République Démocratique allemande dans les années 50.

Réalisateur : Khaled Abdulwahed
Genre : Documentaire expérimental
Durée : 64 minutes
Année : 2023
Pays : Allemagne
FID MARSEILLE 2023

Leipzig, de nos jours, Khaled Abdulwahed prépare son matériel de photographe, son appareil de cinéaste. L’engin photographique est démonté, pièce par pièce, allant au cœur de la boîte à image, par delà l’objectif, dans sa cavité structurelle, ouvrant le gouffre, celui qui inscrit le présent dans l’éternité, la mémoire sur pellicule. Des plans fixes intérieurs puis extérieurs se succèdent. Le silence règne. Les premiers rayons tissent des failles dans l’habitat. Une voix s’éveille, lointaine, celle d’un vieil homme, d’un père. Une correspondance téléphonique débute entre l’Allemagne et la Syrie, un lien fragile, sujet à coupures. Ce fil, sur le point de céder, se trouve renforcer par les histoires de l’un, les recherches de l’autre, à la quête d’une époque révolue, suspendue et fantomatique. Le fils vit désormais en Europe, le paternel, dans son pays natal. Un espace entre présent et 1956, époque où le père de Khaled Abdulwahed étudiait l’ingénierie en Allemagne s’articule.

Dans son documentaire, le cinéaste fait preuve d’une réflexion à échelle microcosmique, à travers l’histoire familiale, qui se répercute dans une dimension macrocosmique, mettant en évidence toute une évolution politique internationale sur plusieurs décennies. Au lendemain des guerres, le monde semblait alors s’ouvrir, partager ses savoirs, s’organiser de nouveau pour une collaboration entre nations et esprits. Au fur et à mesure des entretiens, brefs, parfois entrecoupés, mais toujours assez directs dans leurs contenus, l’esquisse d’un rêve, d’espoirs, à la fois en l’humain et en l’avenir, se façonne. Des mirages d’antan viennent se répercuter sur un présent impasse.

L’ouverture à l’étranger, à son enseignement, au partage de ses connaissances, à sa croissance culturelle et sociale, dans un pays nouveau semble bien éloigné. La mixité s’est évanouie, seul reste le rejet. Loin des beaux quartiers, des universités, des pôles d’attractions et de développement, sans pour autant verser dans la clandestinité, possédant un visa, l’Allemagne, et l’Europe plus largement, parque en bordure des villes, entasse les classes populaires et les étrangers dans des blocs impersonnelles et effrayants. La puissance du souvenir vacille entre nostalgie rêveuse du père et regrets amers face au regard du fils. Le cinéaste ouvre cependant la porte à une infime mais constante lueur.

Dans ce vide entre les êtres, reliés par câblages, satellites et électronique, la technologie est à la fois une survie de la cellule familiale mais aussi une prison où seule la voix traverse les frontières d’un monde fracturé et idéologiquement difficilement réconciliables.

Le père et le fils sont spectres prisonniers de lois et décisions étatiques sanctions où jeunesse rime avec savoir, intérêts, et où vieillesse, ne reflète plus que ombre, obscurcissement.

D’un côté du combiné le calme plat de Leipzig, ses ruisseaux inertes et son temps suspendu, de l’autre, la terreur d’Alep ses tirs, ses cris et bombardements. Le parallèle est un peu facile, ancrant des cheminements parfois à la lisière du stéréotype dans le montage des deux atmosphères de vie, tirant même vers une vision réductrice, et bien heureusement le cinéaste ne s’apitoie pas dans cette fange, il la survole seulement.

Dans cette oscillation générationnelle, à l’aide d’outils informatiques, le cinéaste reconstruit le passé et l’encre dans le présent. Il croise récits européens de son père, journaux, photographies, qu’il découpe, colle, fond pour reconstruire la mémoire, invoquer des temps révolus sur des espaces intemporels, les greffant à son propre quotidien. Il part à la suite des trajets effectués, des bâtiments traversés, des expériences, de son géniteur, plusieurs décennies auparavant. Dans ce procédé captivant, façonnant les corps et les âmes, un transfert apparaît. La prolongation de l’Histoire à travers la descendance, le caractère fusionnel par l’image, l’union de l’espace et du temps pour toucher une forme d’infini se profile. Le réalisateur dans son montage nous happe littéralement et propulse son récit, sa récolte de données, bien plus loin que son simple cadre personnel, auscultant les fractures, analysant les relations disloqués, le récit des origines, pour comprendre le présent et dessiner l’avenir.

Background joue des formes, des dispositifs, des modes d’expression pour construire un état des lieux des relations internationales, des populations et du lent mais terrifiant recul des libertés avec un savoir-faire de cinéaste stupéfiant, ne précipitant jamais son propos, laissant au temps l’espace nécessaire pour révéler les fractures et les gouffres à combler. Khaled Abdulwahed affirme avec un récit concis, un échange avec son propre père, le caractère froid et inhumain des frontières, formant des blocs idéologiques contrôlés par une poignée d’individus, contraignant l’humanité toute entière pour des croyances tant économiques que religieuses, non partagées par le sel de la terre, l’humain, qui s’enfonce dans des ténèbres abyssales, ruines de la tour de Babel. Néanmoins, l’union du passé au présent forme une voie, une ressource pour tendre vers une vision claire du futur nécessaire tant pour l’individu que les États.

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