Mademoiselle Kenopsia : Critique / Territoires Abandonnés et Intérieurs Écorchés, Récit D’une Reconstruction

Synopsis : Déterminée à accomplir sa tâche avec dévouement, une femme est obsédée par le fait de veiller sur des intérieurs anonymes et de les occuper. Elle devient un écho de notre rapport au temps, à la solitude et à la mélancolie des espaces abandonnés.

Réalisateur : Denis Côté
Acteurs : Larissa Corriveau, Evelyne de la Cheneliere, Olivier Aubin, Hinde Rabbaj
Genre : Drame, Expérimental
Pays : Canada
Durée : 77 minutes
Date de sortie : 2023

Grands espaces laissés a l’abandon, peintures caillées, locaux désaffectés, bureaux inusités, néons fléchissants, bourdonnement des spectres passés, échos des territoires délaissés, à travers ces plans fixes laissant le bruit ambiant, celui du vide, nous porter dans cet exploration d’un lieu qui a connu histoires, vies, joies et peines, Denis Côté présente l’environnement dévasté aux souvenirs perdus dans lequel la proposition évolue. Un endroit central tant sa condition rebondit immédiatement avec le titre du film, la kenopsia, qui ne trouve certes pas écho dans notre vocabulaire français mais interagit avec un concept anglo-saxon, décrivant l’atmosphère étrange, mystique, quasi-surnaturelle, de lieux abandonnés ayant connu par le passé une très grande activité.

Dans ce lieu, le cinéaste installe une femme, personnage gardien des lieux, qui erre dans ces immense locaux, observant le caractère décrépi, plongeant dans une certaine mélancolie, décrochant le combiné d’un téléphone, pour confier ces songes philosophiques, passerelles de mots qui configurent les maux ceux d’une dépression ambiante.

Du côté de Kino Wombat, cette excursion au cœur du cinéma de Denis Côté est une première. Certes, le nom du cinéaste a souvent réussi à parvenir jusqu’à nos pavillons mais jamais le regard ne s’était posé sur son œuvre. C’est donc en parfait néophyte que le média dont vous dévorez les lignes avec avidité, nous en sommes certains, se rend en ces territoires encore inconnus.

Croisant images fixes des locaux, captant leurs espaces sonores, échos d’un temps révolu, brouillard sonique, avec les tours de garde de la gardienne des lieux, le réalisateur ouvre toute une réflexion sur le temps et l’espace. Il laisse place à des monologues de pensées fugaces, volatiles, sur l’environnement dans lequel nous évoluons et le temps qui nous est imparti pour les ressentir, les saisir, les habiter, les modeler. En travaillant sur cette réflexion de notre trace, dans une temporalité gargantuesque mise en balance avec notre insignifiance cosmique, le cinéaste tourne très rapidement son point de vue pour toucher la question de l’identité et de la place que nous occupons. Qui sommes-nous ? A quoi sert toute cette agitation à la vue de notre échelle risible ? Côté s’embarque dans un cinéma des énergies, de la captation des invisibles qui fascine. Il vient à pousser l’introspection, à questionner l’endroit où l’on veut vivre, à voyager jusqu’à toucher l’espace commode, pour dépenser nos jours en adéquation avec nos âmes, jusqu’à la mort, accepter notre caractère imperceptible pour s’épanouir nous, et non pour flatter les autres dans l’espoir d’un renvoi d’image gracieux. Il pointe la nécessité d’un certain égoïsme pour se découvrir, comprendre notre individualité avant de se plonger dans un collectif impersonnel et nombriliste. Dans cette quête, il s’agit aussi de se détourner uniquement de la lumière, pour accepter nos ténèbres, créer un espace interne, à nos personnes, convenablement balancé.

Dans cet isolement ouvrant le propos de l’œuvre, le cinéaste joue des paramètres et intègre une autre femme aux lieux. Notre gardienne l’interpelle, lui indique que l’espace est fermé au public, puis la conversation débute, les névroses psychologiques et philosophiques viennent rencontrer une inconnue ayant une haute estime d’elle, forteresse d’idéaux impénétrable, égocentrisme commun.

Les lieux, assez impersonnels par le passé, en une porte, une interstice, ont mué. Nous sommes dans une cathédrale, lieu saint, sanctuaire, où le nouveau personnage se rit des convenances, du respect d’autrui, allumant une cigarette, et cendrant de-ci, de-là, tout en déclamant des certitudes abscons, risibles, touchant néanmoins à de rares instant une certaine vérité. Denis Côté susurre des mystères. Tout un chacun détient une clef du monde, il suffit néanmoins de réussir à accéder au partage pour dévoiler ses trésors.
Le jeu tout en réserves de Larissa Corriveau, dans l’économie tant des gestes que des expressions, est hypnotique, catalysant à merveille la rythmique et les diverses dynamiques du film.

Dans ce changement d’espace radical, l’œil de Côté resplendit, et vient subjuguer nos pensées intimes. Les locaux deviennent en réalité espace intime de la gardienne, monde à reconstruire, le réel plonge dans l’abstraction, le récit n’est plus celui du monde mais celui d’un monde, à l’intérieur du corps, à la refonte d’un esprit brisé, terrain vague, désolé, n’attendant que d’être repensé, magnifié. Dans cette image de la cathédrale, il y a cette porte d’entrée, anti-chambre sacrée, sas par lequel les nouveaux individus, les nouvelles rencontres doivent passer avant de toucher à l’au-delà, l’intime de la personne. Ainsi, le cinéaste va faire interagir d’autres individus, par-ci, par-là, qui vont au fur et à mesure d’échanges plus ou moins fructueux, parfois même crétins, permettre de reconstruire toute une flore intime, celle de l’âme.

La finesse d’écriture est stupéfiante, car sans jamais voir par les yeux de cette femme, nous saisissons ses rencontres extérieures et percevons les impacts internes. Denis Côté y est alors maître dans le cinéma de la suggestion, des invisibles, utilise tout autant l’ouïe que la vision, le temps que l’espace pour configurer sa pensée et faire un véritable travail de maïeutique. Reste qu’après toute cette singularité, tous ces secrets murmurés, l’incorporation de deux pistes musicales pour traduire les états d’âmes et mâcher la réflexion, traduire tout ce travail de subtilités, laisse un sentiment de trahison face à l’exigence de la philosophie dispensée jusqu’ici.

Mademoiselle Kenopsia, œuvre expérimentale tout aussi troublante que fascinante, touche à nos constructions intimes, à nos chapelles internes, à nos destructions secrètes, à nos prisons silencieuses, questionnant la structuration de l’individu dans un environnement si saturé qu’il en devient difficilement lisible, où la nécessité de se trouver en tant qu’individu est essentielle pour faire entrer de nouvelles vies dans nos conceptions intérieures, où la bâtisse que nous faisons de nos êtres est un chemin à ne pas sous-estimer pour toucher à l’épanouissement, le tout distillé avec un savoir-faire de metteur en scène impressionnant, mais qui questionne sur certains étranges partis pris pour éclairer les idées, comme si tout le travail en présence ne suffisait pas, comme si Côté redoutait la mauvaise lecture d’un spectacle qui nous a pourtant tant bouleversé.

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