Synopsis : Ansa, une femme célibataire, vit et travaille dans un supermarché à Helsinki. Une nuit, elle rencontre Holappa, un travailleur tout aussi solitaire et alcoolique. Malgré l’adversité et les malentendus, ils tentent de construire une relation.
| Réalisateur : Aki Kaurismaki |
| Acteurs : Alma Pöysti, Jussi Vatanen |
| Genre : Drame |
| Durée : 81 minutes |
| Pays : Finlande |
| Date de sortie : 20 septembre 2023 |
Ansa, la quarantaine, vit de petits boulots en petits boulots. De caissière à plongeuse dans un rade, les emplois fluctuent, les conditions sombrent. Holappa, lui, est dans la métallurgie. Il passe ses journées sous un costume de sécurité, à manipuler des produits corrosifs, loin de tout oxygène, enfermé sous sa camisole, il pense à l’après, lorsqu’il pourra descendre ses bouteilles de palinka aussi rapidement que l’air qu’il respire. Les âmes esseulées se rencontrent, acceptant de l’autre, ce qu’ils ne veulent pas. Les aveuglements poussent une fois de plus les individus dans leurs impasses. Machine infernale, faisant de la vie une nuit sans fin. Jusqu’au jour où Ansa décide de sa solitude, décide de ne plus accepter le schéma dans lequel le monde semble s’être cloîtré, un première pierre qui semble ricocher bien plus loin que sur son propre destin.

Aki Kaurismäki connu pour son humour corrosif, ses drames prolétaires et son cynisme, mais aussi ses mises en contraste avec un espoir latent, un bonheur possible, continue avec Les Feuilles Mortes à manipuler tout le décorum qu’il a mis en place depuis plusieurs décennies. Nous sommes projetés dans un espace qui rappelle les tableaux de Hopper, ces temps suspendus, où les êtres se trouvent face à leurs quotidiens, au tournant de leurs vies, entre la rue et l’enfermement dans leurs appartements, caveaux jusqu’à la mort. Les individus acceptent l’inacceptable, bercés par les chaînes d’informations racontant continuellement et dans les moindres détails les atrocités de la guerre en Ukraine, fenêtre pour accepter leur peu de liberté, se remémorant que par delà les frontières des individus souffrent plus qu’eux.
A travers son histoire universelle, sur les corps perdus, sur les âmes errantes, le cinéaste travaille la recherche de l’amour et non pas le sentiment amoureux, il vise une utopie qui est vendue de toutes parts, qui se construit, de manière factice, de manière forcée, bien au-delà des sentiments pour répondre à une demande de société poussant l’individu à s’enterrer sur son milieu de travail, à répondre aux ordres, docilement, la relation sentimentale devenant alors un El Dorado possible pour le mirage d’une vie choisie et non plus imposée.
On suit un monde divisé entre riches et pauvres, entre hommes et femmes, entre industriels et consommateurs. Le parcours explore le gouffre et cherche à trouver le point de rencontre de ces univers, le point de réconciliation. Des espaces d’écartèlement qui ont toujours été là chez le réalisateur finnois et où il décide dans cette nouvelle réflexion de poursuivre plus précisément les hommes et les femmes, comme souvent, la relation amoureuse, pour comprendre tout un monde scindé en deux. Un territoire où la société a implanté une division chez l’humain, une séparation qui mène aujourd’hui à l’incompréhension entre hommes et femmes.
Les corps de métiers font des viviers à testostérone ou bien des élevages à progestérone, deux champs déséquilibrés. Les hommes sombrent dans l’alcoolisme, pour se désinhiber tout d’abord puis s’isoler, se perdre, dans leurs addictions frénétiques. Les femmes, elles, façonnent leurs univers, tendent à construire un nid pour accueillir un homme promis qui n’est en fait que désillusion alcoolique, et se trouvent prisonnières de leurs espaces contrôlés.

Pour travailler sa dynamique, Kaurismaki use de rouages usités de sa part dans sa filmographie antérieure. Il propose de dépasser les silences, les difficultés des êtres à entrer en contact par la structuration des espaces et de manière encore plus fascinante en usant de l’histoire du cinéma comme pochoir, route à emprunter pour se déplacer dans les méandres humains. On pense fortement à la scène de L’Homme Sans Passé, où les ouvriers s’installent durant leurs pauses face à la projection du premier film de l’histoire : La Sortie De L’Usine réalisé par Les Frères Lumières. Les Feuilles Mortes est ainsi le travail le plus cinéphile du réalisateur, définissant la salle de cinéma comme lecteur de nos propres existences, comme miroir. Du récent The Dead Don’t Die de Jim Jarmusch, où les zombies ne sont que prolétaires abandonnés, résultantes d’un système capitaliste aux ressorts inadaptés faisant de l’humain de la chair à mécanismes, rebondissant sur nos inconscients avec Les Temps Modernes lors des séquences d’usine, jusqu’à L’Argent de Bresson, parcours où l’utopie du gain pousse à la misère tant économique que mentale, en passant par tout un tas de références à la Nouvelle Vague qu’il s’agisse de Le Mépris ou encore Pierrot Le Fou, pour définir l’individualisme et les relations amoureuses, ou encore au cinéma d’exploitation.
La proposition de Kaurismaki devient un obsédant labyrinthe, où le jeu d’Alma Pöysti et Jussi Vatanen sont de sourdes mais évidentes vérités, où l’on apprécie se perdre, malgré la structure rigide et extrêmement précise du cadre, les affiches et images ouvrent les dimensions invisibles, ouvrent une mémoire collective et poussent à la pensée.

Les Feuilles Mortes est une synthèse magistrale de toute la carrière d’Aki Kaurismaki, un poème industriel grinçant sur nos sociétés, nos acceptations face à la misère et les chemins invisibles qui portent par-delà l’intolérable. Le cinéaste touche du doigt une certaine perfection dans son travail, un sommet de décennies de films, tous plus corrosifs et cyniques les uns que les autres, et où ce Prix Du Jury au Festival De Cannes 2023 pointe de manière très pertinente l’impasse dans laquelle nous nous sommes précipités, aveuglés par un libéralisme s’étant affranchi de l’humain pour nous transformer en unités consommables, des outils pour une Metropolis qui s’effondre, et où, dans cette chute Kaurismaki perçoit la lumière, celle d’une renaissance.


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