Synopsis : Inland Empire, un quartier de Los Angeles proche du désert californien. L’actrice Nikki Grace s’apprête à tourner le remake de « 47 », un film qui n’a jamais pu être achevé à cause d’une malédiction…
| Réalisateur : David Lynch |
| Acteurs : Laura Dern, Jeremy Irons, Grace Zabriskie |
| Genre : Drame Expérimental |
| Durée : 180 minutes |
| Pays : Etats-Unis |
| Date de sortie : 2006 (salles) / 2023 (Blu-Ray) |
David Lynch est un nom récurrent dans les conversations cinéphiles depuis désormais quatre décennies. Le cinéaste est une source de mystères, prétentieux pour certains, et génie, pour d’autres. Aujourd’hui, avec la sortie d’Inland Empire en Blu-Ray, toute la filmographie du cinéaste est désormais disponible en HD, avec des copies particulièrement soignées.
Du côté de Kino Wombat, David Lynch a une place particulière, touchant l’hypnose totale, avec Twin Peaks ou Eraserhead, et nous laissant parfois blême, Elephant Man. De toute sa filmographie, il ne nous restait plus qu’à découvrir Inland Empire, souvent hué par le public, et porté aux nues par la critique.
L’article autour de la sortie Blu-Ray de Inland Empire se fera en deux temps :
I) La critique de Inland Empire
II) Les caractéristiques techniques de l’édition Blu-ray
I) La critique de Inland Empire
Dans l’obscurité, une jeune femme pleure.
Éclairée par la lumière de son poste TV cathodique, elle observe des parcelles de vies de femmes. Celles à l’autre bout du monde, réduites au rang de corps, celles au-delà du réel, un stop Motion avec des lapines attendant l’honnêteté d’un lapin, et celle de nos cauchemars, la sorcière qui guide vers les contes, histoires oubliées qui forment le réel.
A la traversée des reflets, quelque part dans la fabrique à images, dans la fabrique à histoires, le tournage d’un étrange film se profile, une réalisation où les acteurs et leurs personnages semblent progressivement ne plus avoir de distances, une œuvre, qui, à la rencontre des deux champs, entre fiction et réalité, tisse une troisième voie, celle des mondes intérieurs, résonance d’un passé blessé, de cicatrices hurlantes.
Pour Inland Empire, remontant déjà à 2006 et dernier film en salles à ce jour, de David Lynch, un virage gigantesque se profile.
Pour la première fois, il quitte les territoires vivants, mouvants, de la pellicule, pour aller à la rencontre du numérique, et plus précisément, d’un numérique lo-fi.
Armé d’une caméra Mini-DV, le cinéaste américain que nous connaissions pour ses plans glacés, aux mille reliefs et profondeurs, se lance dans les champs sursaturés ouvre à travers les oscillations, le fourmillement de pixels, la réalité, s’en affranchit, et cherche à atteindre une approche multi-dimensionnelle.
Dans les extrémités du format, dans les failles de l’image, le cinéaste ouvre les dimensions parallèles, fait fluctuer fiction, réel et coulisses du monde, explorations du subconscient, en passant par les fractures du temps, fractures sauvages d’une captation ambiante en pleine dislocation. Devenons captifs des images, soyons captifs de notre image.

De la sorte, lors d’une première heure introductive, Lynch propose plusieurs lignes narratives, plusieurs personnages, tous centraux et périphériques à la fois, plaçant nos regards sur ses gardes afin de savoir quelle piste explorer, quel monde regarder et à travers quels concepts. Lynch prend alors la voie de Sue, actrice et personnage fictif en plein tournage.
A travers le film maudit en cours de tournage, une sorcière vivant en bordure de la ville dans une maison de briques à l’orée de la forêt viendra avertir Nikki sur la question, nous observons une passerelle entre l’histoire tournée et l’existence vécue, une passerelle poreuse, qui, au fur et à mesure des journées de tournage crée un nouvel espace de vie, d’expression.
Une vision astrale, recul abstrait, qui permet à Nikki d’analyser son existence, de son mari autoritaire qui contrôle toute sa vie, à sa curiosité pour son collègue acteur en passant par les hommes de son passé. Le cinéaste construit, à l’écart, au cœur des studios, loin de la demeure de milliardaire où Sue vivait, une petite bâtisse, modeste, aux papiers peints passés et aux intérieurs usés, un nid pour se réinventer, laisser les terreurs à l’extérieur, un nid pour se retrouver, se confronter aux peurs enfouies, au bout d’un couloir, dans l’obscurité.
Inland Empire, comme l’indique si bien son titre, est un film qui relève de l’exploration des mondes intérieurs.
Des territoires intimes dissimulés qui dans leurs existences sourdes, souterraines, définissent nos rapports au monde extérieur tout entier.
David Lynch propose de se lancer corps et âme dans le vortex de Nikki, à travers son alter ego Sue, dans ses ténèbres, dans ses espoirs, dans ses cauchemars et dans ses songes pour pointer toute une population, les femmes, dans un monde d’hommes dégénérés, opportunistes et dominateurs. Ici, la proposition nous invite à explorer le vide, celui de nos regards, face à cette question qui ronge la société toute entière, qui fond les structures de nos vies, poussant à l’effondrement.
L’exploration du subconscient est réalisée avec maestria, ouvrant les portes du cinéma expérimental, s’acoquinant avec le spectre d’Eraserhead, faisant vivre toute une civilisation à l’intérieur d’un unique corps, tout en se réinventant entièrement dans sa plastique, dans sa capture du récit. Tout tremble, les hurlements traversent l’espace, les névroses nous traversent et un sentiment anxiogène vient à nous torturer tout du long. Il y a dans cette reconstruction, dans cette perspective, d’un monde de femmes explorant les troubles infligés, allant d’un bureau administratif intime à la confrontation avec des hordes de prostitués et ses rues hantées par les marginalisés d’un système monstre, une grammaire que le cinéaste semblait juste esquisser par le passé, un interstice rappelant la Black Lodge de Twin Peaks, un couloir alternatif au réel ouvrant les temporalités, les espaces et les philosophies. Nous en venons même à nous demander si Inland Empire ne serait pas un des couloirs de cet espace parallèle, et si, le film ne serait tout simplement pas une extension de Twin Peaks.
Dans ce couloir aux milles rideaux, aux recoins dérobés, Lynch offre un travail sur les lieux saisissants, jouant de la kenopsia, les fantômes ayant traversé les espaces, pour définir le monde et les individus qui y évoluent. Là où le format sauvage, brouillon et saturé donnait l’impression d’un film moins structuré, nous nous retrouvons face à un film foisonnant d’interprétations, de réflexions, où le moindre détail, où la moindre structure de cadres, ouvrent à la pensée, à la remise en question de nos propres espaces d’évolution.

Laura Dern dans cette proposition qui ne ressemble à aucune autre, œuvrant pleinement dans la renaissance définitionnelle du cinéma, en tant qu’images en mouvement, réussit à porter le trouble avec une agilité déconcertante.
Dans ce travail d’alliance, de rencontres et d’entremêlements, des récits et des chronologies, là où nous arrivons à saisir les récits parallèles, Inland Empire réussit un coup de génie, celui d’ouvrir les souterrains, de retourner toute sa dynamique, invitant le vertige, poussant la réflexion et révélant les ombres afin d’aller à la rencontre d’une boucle unissant en un seul cliché le passé, celui d’une actrice en tournage, le présent, celui d’une spectatrice en pleine renaissance, le futur, celui du film qui traversera le temps, touchera l’éternité pour faire jaillir sa vérité dans plusieurs espaces d’un présent à venir, et inscrivant sa trace dans un éternel passé.
David Lynch avec Inland Empire, en allant bien plus loin que sa vision sociétale monstrueuse à la fois grandiloquente et intimiste, incendiaire et cynique, réussit après un siècle d’histoire du cinéma, à faire jaillir une brèche, à créer une éruption dans un terrain n’expérimentant que dans l’ombre pour inonder la rétine de cinéphiles, de tout temps, de tout genre, de tout espace, pour venir ouvrir la porte dérobée et si précieuse du subconscient, pour hurler dans un monde prévisible et créer le trouble, répandre la chaos, nous pousser à nous réinventer pour mieux exister.

II) Les caractéristiques techniques de l’édition Blu-Ray
Image :
Ici résidait le plus grand mystère, et certainement ce qui titillait le plus notre curiosité, car comment restaurer une œuvre numérique lo-fi en 4K sans en sacrifier son parti pris formel, sans disloquer l’image et écraser le tout sous un nuage de pixels tenaces. Face à la dimension impossible de la question, une alternative a été suivie, supervisée par David Lynch lui-même, la remasterisation du film.
Ce travail fascinant se cache dans les moindres détails, dans le travail des contrastes et de la colorimétrie, donnant à l’œuvre un nouveau dynamisme, lui appliquant une véritable modernité, travaillant ses champs saturés, pour révéler sans jamais saborder, en conservant toujours l’esthétique originelle.
Il est tout simplement fascinant de découvrir ce travail d’orfèvre, cette mission impossible de conserver les basses définitions tout en éclaircissant ses contours, tout en allant chercher le moindre recoin, la moindre texture à explorer sans jamais sombrer. Nous sommes face à la version optimale et certainement ultime d’Inland Empire. Dingue.
PS : Pour ceux qui attendent un master proche de Mulholland Drive, et qui ne sauraient accepter une œuvre telle que penser par son créateur, à l’image sursaturé, dans un format plus que daté, alors passer votre chemin, l’expérience risque de vous piquer.
Son :
Plusieurs pistes sont présentes en Anglais et Français Stéréo PCM ainsi qu’en Anglais et Allemand au format 5.1 DTS HD Master.
Pour notre part, nous avons uniquement exploré la piste 5.1 VOST, et sommes assez frustrés de voir que Studiocanal n’ait pas porté la VF à cette configuration 5.1.
Concernant la piste 5.1 VOST, nous sommes subjugués et le travail proposé amplifie grandement l’expérience générale du film, nous prenant dans un étau grâce à ces ambiances continues, soulevées par des basses insidieuses mais pénétrantes, ainsi qu’à travers un véritable jeu entre tous les canaux.
Le tout porté par une balance d’une minutie implacable. Le tour d’hypnose démarre.

Suppléments :
Quatre suppléments sont présents sur l’édition Blu-Ray, sur un disque supplémentaires :
« More Things That Happened » Scènes coupées (1h15) :
Dans cette hypnose de pas moins d’une heure quinze, réside la possibilité de prolonger le dédale qu’est Inland Empire, un refuge sublime, pour les aficionados, une plaie, pour les détracteurs du film. Pour nous, ce fut sublime.
« Lynch (One) » Documentaire (1h25) :
Un documentaire revenant sur le travail de David Lynch et monté « à la manière de », document supplémentaire pour découvrir une part du génie derrière le cinéaste, la relation à l’image et aux arts. A ne pas rater.
Entretien avec David Lynch (6 minutes) :
Très court, trop court, David Lynch revient brièvement sur l’aventure Inland Empire, le choix du numérique, la direction d’acteurs, le travail avec Laura Dern entre autres. Hélas trop bref pour approfondir…
Bande-annonce

Avis général :
Avec Inland Empire, David Lynch atteint le paroxysme de son cinéma, un état de pleine conscience de son art, usant du cinéma expérimental de manière poussée dans jamais oublier son récit, jouant de l’abstraction sans jamais verser dans l’hermétisme.
Un voyage troublant, exigeant mais fascinant qui vient d’atteindre avec cette édition Blu-Ray sa forme définitive tant par le traitement minutieux de son image n’affectant pas la capture numérique lo-fi de la proposition, que par la finition et la spatialisation de son immense scène sonore ainsi que des contenus d’une richesse extraordinaire. A ne pas rater.


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