Quand Les Vagues Se Retirent : Critique / Duel Sur Les Cendres D’une Nuit Sans Fin

Synopsis : Le lieutenant Hermes Papauran, l’un des meilleurs enquêteurs des Philippines, se trouve dans un profond dilemme moral. En tant que membre des forces de l’ordre, il est le témoin privilégié de la campagne meurtrière anti-drogue que son institution mène avec dévouement. Les atrocités corrodent Hermes physiquement et spirituellement, lui causant une grave maladie de peau qui résulte de l’anxiété et de la culpabilité. Pour guérir, il devra affronter ses propres démons.

Réalisateur : Lav Diaz
Acteurs : John LLoyd Cruz, Ronnie Lazaro
Genre : Thriller
Durée : 187 minutes
Pays : Philippines
Date de sortie : 16 Août 2023

Du côté de Kino Wombat, chaque nouveau travail de Lav Diaz est une véritable bénédiction. Cependant, à moins de parvenir à accéder aux festivals de films à travers le monde, il est assez difficile de trouver l’occasion de croiser les œuvres du réalisateur, d’autant plus que bien souvent les films du cinéaste ne passent pas par la case des éditions vidéos physiques.
Bien que récompensé d’un Lion D’Or à Venise en 2016, rien n’a changé, le travail du cinéaste philippin est toujours particulièrement difficile à découvrir.
Une situation qui est très certainement due aux durées monstres de ses créations dépassant parfois les 10 heures, fresques divisées généralement en trois parties, ainsi qu’à l’esthétique, ainsi qu’à la rythmique, bien loin d’un cinéma occidental sans temps mort, ayant perdu le langage du présent, des vibrations, du vivant, de la poésie, de la politique et de la méditation.

Il y a quelques mois, en découvrant sur la grille des sorties, une fenêtre d’exploitation pour Quand Les Vagues Se Retirent, en plein mois d’août, un frisson me traversa l’échine. Lav Diaz allait enfin retrouver sa place, face au public des salles obscures, et non plus seulement dans les festivals en périphérie de la vie de milliers de cinéphiles en attente de découvrir les nouvelles errances acides et contemplatives d’un regard politique acerbe, d’un pays qui a tant à raconter, d’une rétine qui a tant à montrer.

Hermes est lieutenant de police. Il est très certainement le meilleur enquêteur du pays et a su suivre les instructions, les consignes, allant à l’encontre de sa propre éthique, devenant la main de fer de la dictature et non plus un gardien de l’ordre et de la paix. Au rythme des arrestations musclées, la rue semble répondre, devenir de plus en plus hostile, les crimes explosent, les corps jonchent les rues. La nuit dévoile les monstres conçus et abandonnés par la société. Hermes lors d’une abominable descente dans un squat, ne peut plus accepter les méthodes ultra-violentes et se laisse dépasser par le mal avec lequel il a été si longtemps en contact.
Sa peau se couvre de psoriasis, il devient violent avec sa compagne, perd son poste à la fois en tant que formateur et enquêteur, agresse un collègue, pose un arrêt maladie à durée indéterminée et se réfugie en dehors de la ville, en bordure de la jungle, chez une famille qu’il a perdu dans les ténèbres.
Une longue reconstruction démarre, rythmé par un corps rejetant sa propre peau, rythmé par les douloureuses desquamations et secrets passés.
Au même moment, un certain Supremo, criminel devenu fanatique religieux, organise une inquiétante vengeance.

Lav Diaz tourne ici son premier film intégralement en 16mm, seuls quelques segments de Evolution Of A Filipino Family avaient été capturés sur pellicule, après des décennies d’un cinéma numérique malgré lui, ceinturé par des budgets toujours extrêmement limités.
L’apport de l’image argentique est un changement significatif, le rapport à l’image module, la grammaire de Lav Diaz reste inchangée mais se trouve accompagnée d’une puissance graphique estomaquante, allant au-delà du tangible, ouvrant les mondes extatiques des invisibles.
Dans cette confrontation entre l’enquêteur Hermes et son alter ego criminel Supremo, le réalisateur réussit en jouant de contrastes, de grésillements, de brouillard de grain, à faire de ses individus des présences fantomatiques, des puissances imperceptibles qui influent sur l’organisation de la ville et plus largement du pays.
Un affrontement qui rappelle le Cure de Kiyoshi Kurosawa, à la limite de la réinvention du film de Kaiju, où le criminel comme l’enquêteur, deviennent monstres, déviances sociétales qui s’affrontent sur le charnier d’un pays dans l’impasse. Un duel qui convoque deux acteurs récurrents dans la filmographie de Lav Diaz, John Lloyd Cruz et Ronnie Lazaro, qui atteignent des sommets en matière d’interprétations. Ils sont tout simplement habités par leurs rôles respectifs, à la limite d’un rituel transcendantal chamanique lors de séquences de danse invocatrices du chaos, des failles s’ouvrent.
La ville se dresse face à la jungle, la géante de béton, gardienne des horreurs historiques, affronte la nature indomptable, celle de l’âme des Philippines, des corps et des âmes célestes, territoire perdu des encantos.

Les deux personnages représentent les puissances qui tiraillent le pays, les flux énergétiques qui font des Philippines un vivier criminel, soutenu par les dirigeants, où la population si elle n’est pas du côté du pouvoir sombre dans tous les extrémismes. De l’alcoolisme au fanatisme religieux en passant par la prostitution ou encore l’usage de stupéfiants. Tous les moyens sont bons pour survivre, pour dépasser la condition de citoyens abandonnés, au cœur d’un gouffre où la seule issue reste la domination ou la mort.

Tous les personnages écrits par Lav Diaz sont alors constamment suspendus dans le vide, épée de Damoclès au-dessus de la tête, vie de résistants, comptant chaque jour comme une ultime lutte. Le climat varie, le monde s’effondre, le sang recouvre le pavé, les corps se désagrègent.
Les éléments s’effritent, se délitent face à l’épreuve du temps et à l’éclosion des germes du mal, disséminés par des décennies d’oppression à travers le pays. Les vagues dépassent les plages, emportent les lieux passés, dévorent les souvenirs, l’Histoire, la culture et ne laissent qu’un affrontement apocalyptique.

Il y a dans cette nouvelle proposition, une voie bien plus directe dans la narration, une véritable épure dans le récit. Le cinéaste ne s’embarque pas dans des déambulations infinies habituelles, il travaille ici ses trois protagonistes avec précision : la ville, le criminel et l’enquêteur.
Nous suivons ces trois dynamiques, observons les quotidiens de l’un et les retombées, variations, sur les autres.
Nous enquêtons au cœur d’une ville aux nuits éternelles, où l’essence criminelle se révèle sous les étoiles, où le jour laisse place à la réflexion, à la méditation, pour mieux plonger dans des errances nocturnes sauvages et impitoyables. Impitoyable est le terme qui convient tant cette nouvelle expédition semble être la plus violente du réalisateur, son cinéma est certes traversé de tortures et sévices, mais s’en éloigne toujours vite, là où Quand Les Vagues Se Retirent est un constant chaos où chaque parole, chaque geste, chaque regard devient une invitation au crime. Une impression de fin du monde qui se conclut sur un acide constat sur les politiques étatiques et un acte militant à la limite du suicide face à des dirigeants sombrant de nouveau dans les pas encore chauds de la dictature Marcos.

Quand Les Vagues Se Retirent est un sommet dans la carrière du très productif réalisateur philippin, l’usage du 16mm est une impulsion transcendantale, hypnotique, qui fourmille lors de plans séquences conséquents, et pousse à une plus grande rigueur narrative et architecturale, de par ses impératifs économiques, que le numérique.
La narration est bien plus fine, concise, des personnages forts naissent et le cheminement du thriller porte le regard politique de Lav Diaz vers des dynamiques qui n’avaient pas été atteintes depuis la mise à mort d’un dictateur, par le peuple, dans le futuriste Halte.
Au rythme d’un monde en plein délitement, au rythme de meurtres éprouvants, d’opérations policières sordides, au rythme d’une lente agonie, d’un corps qui s’aliène et s’altère, d’un pays hurlant dans sa misère crasse, Quand Les Vagues Se Retirent vient nous ensevelir, nous enterrer, dans l’attente d’un désespéré ultime lever du jour, dans la contemplation de ce chef d’œuvre crépusculaire et suicidaire.

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Voyages singuliers, parfois intimes, d’autres fois outranciers, souvent vibratoires et hypnotiques.
De Terrence Malick à Lucio Fulci et Wang Bing, en passant par Jacques Rivette, Tobe Hooper, Nuri Bilge Ceylan, Agnès Varda, Lav Diaz ou encore Tsai Ming-Liang, laissez-vous porter par de nouveaux horizons, la rétine éberluée.

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