L’Etrange Affaire Angélica : Critique / L’Inconnue du Douro

Synopsis : Une nuit, Isaac, jeune photographe et locataire de la pension de Dona Rosa à Régua, est appelé d’urgence par une riche famille, afin de faire le dernier portrait de leur fille Angélica, une jeune femme morte juste après son mariage. Dans la maison en deuil, Isaac découvre Angélica et reste sidéré par sa beauté.

Réalisateur : Manoel De Oliveira
Acteurs :  Pilar López de Ayala, Ricardo Trepa
Genre : Drame
Pays : Portugal
Durée : 97 minutes
Date de sortie : 2010 (salles)

2024 marque le grand retour du cinéma de Manoel De Oliveira dans les salles.
Le cinéaste décédé en 2015 et dont le film Val Abraham donnait récemment ses couleurs à La Quinzaine Des Cinéastes, fait l’objet d’une véritable renaissance.
Une exhumation qui a commencé l’été dernier avec la ressortie de Francisca et qui se poursuivra au printemps 2024.
Face à de tels monuments, il reste difficile de garder patience.
Il était donc temps du côté de Kino Wombat d’explorer la filmographie du cinéaste originaire de Porto en débutant par une œuvre tardive mais synthèse d’une expression de cinéma singulière : L’Etrange Affaire Angélica.

L’histoire qui nous est contée prend place aux abords du Douro, fleuve traversant la ville, nourrissant tout autant les terres que portant les morts par-delà les rives.
Isaac, jeune photographe est réveillé en pleine nuit.
Une famille influente et fortunée de la ville a besoin de ses services afin de saisir un portrait. Le dernier portrait d’Angélica, jeune mariée, venant de rendre son dernier soupir.
Une fois sur place, Isaac, de confession juive, se sent pris d’un étrange vertige face aux regards inquisiteurs et troublés des personnes présentes à la veillée, cérémonie chrétienne.
Isaac, portant sur son dos les lourds silences et regards, modifie la lumière au dessus du visage d’Angélica.
Il la cible avec son appareil, saisit son portrait et se trouve foudroyé, le charme de la défunte est venu déstabiliser le jeune homme. Ce dernier s’échappe de la demeure, hanté désormais par un amour impossible.
Le lendemain, la nuit venue, le spectre d’Angélica vient lui rendre visite.

Manoel De Oliveira avec un rythme issu d’une culture « slow-cinéma » tisse la toile de son film au cœur des silences, des regards, des espaces et des fulgurances de vie afin de mieux définir l’au-delà, dévoiler les spectres présents et à venir. Sa manière d’articuler sa pensée fait chavirer l’esprit. Le rapport au temps disparaît et la proposition devient un envoûtement total.
En construisant le personnage de Isaac, le cinéaste a modelé le protagoniste principal à son image, capturant le réel pour le rendre éternel. Le réalisateur ancre des gestes, des savoirs et des traditions que la société moderne tend à remplacer, tend à oublier. Le tombeau des cultures et des âmes est grand ouvert.
Des derniers agriculteurs travaillant la terre à la main depuis des siècles en passant par la contemplation de valons dévorés progressivement par le béton, le cinéaste invite progressivement le regard dans un interstice, un espace où les concepts du film, tout en oppositions et contre-points, viennent à révéler des thématiques invisibles, non abordées par les personnages du film et étant pourtant l’âme même de la proposition.
La leçon de magie signée Manoel De Oliveira débute. Du silence et de l’invisible naît l’œuvre. Du silence et de l’invisible naît l’émerveillement.

Entre croyances et superstitions, captivité et liberté, spiritualité et savoirs cartésiens, patrimoine et modernité, des réflexions antinomiques sont expérimentées. Des pensées qui passent la plupart du temps par une déconstruction des cadres où les plans de Manoel De Oliveira qui s’étirent mettent des détails en lumière.
Qu’il s’agisse de l’oiseau en cage, des pierres qui jaillissent de la terre ou encore du chat qui veille impassible face à sa proie, tout ce qui passe face à la caméra du cinéaste devient sémantique et donnée à analyser.
Dans l’immobilisme des plans, des mouvements secrets dévoilent les mondes invisibles. C’est seulement après avoir mis en place toutes ces mécaniques que nous embarquons dans un monde fait de flux et d’énergies, de courants imperceptibles et d’obsessions mystérieuses. Les coulisses du réel s’ouvrent, le cœur d’Isaac palpite, le surnaturel fait son entrée et devient réalité.

L’Etrange Affaire Angélica est un voyage sensoriel, spirituel, qui évolue en périphérie de constructions humaines artificielles.
Le récit pousse à trouver dans l’espace environnant les vibrations, souffles, secrets et caresses nécessaires qui font de la vie comme de la mort les éléments d’une seule et même structure, entité qui rappelle l’humain aux bases fondamentales de l’existence.
Manoel De Oliveira tient alors un regard sévère sur nos sociétés du progrès qui anesthésient tant les âmes que les corps.
Il tend alors à saisir le temps, à capturer l’invisible pour dépasser des geôles conscientes mais que nous avons appris à ne plus distinguer.
Le monde, le cosmos, va en cela bien plus loin que nos visions et sens primaires.
Apprenons de nouveau à être surpris et charmé par l’inconnu(e). Enfonçons nous éperdument dans le mystérieux regard d’Angélica.

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Une recherche d’oeuvres oubliées, de rétines perdues et de visions nouvelles se joue.
Voyages singuliers, parfois intimes, d’autres fois outranciers, souvent vibratoires et hypnotiques.
De Terrence Malick à Lucio Fulci et Wang Bing, en passant par Jacques Rivette, Tobe Hooper, Nuri Bilge Ceylan, Agnès Varda, Lav Diaz ou encore Tsai Ming-Liang, laissez-vous porter par de nouveaux horizons, la rétine éberluée.

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