Pauvres Créatures : Critique

Synopsis : Bella est une jeune femme ramenée à la vie par le brillant et peu orthodoxe Dr Godwin Baxter. Sous sa protection, elle a soif d’apprendre. Avide de découvrir le monde dont elle ignore tout, elle s’enfuit avec Duncan Wedderburn, un avocat habile et débauché, et embarque pour une odyssée étourdissante à travers les continents. Imperméable aux préjugés de son époque, Bella est résolue à ne rien céder sur les principes d’égalité et de libération.

Réalisatrice : Yorgos Lanthimos
Acteurs : Willem Dafoe, Emma Stone, Mark Rufallo, Ramy Youssef, Margaret Qualley
Genre : Drame
Durée : 142 minutes
Pays : Etats-Unis, Irlande, Angleterre
Date de sortie : 17 janvier 2024

Depuis la découverte de Canine, il y a déjà 15 ans, le cinéma de Yorgos Lanthimos n’a cessé de se transcender, de se métamorphoser, une chimère incontrôlable qui n’a jamais perdu de son ton irrévérencieux, de ses audaces thématiques ou encore de ses fulgurances formelles.
Depuis son départ de Grèce, le réalisateur a su s’acoquiner avec les grands acteurs tout autant européens qu’états-uniens.
Nous avons pu contempler à travers de macabres fables la renaissance de Colin Farrell, dans The Lobster, mais aussi la révélation de Barry Keoghan, avec Mise À Mort Du Cerf Sacré, ou encore les territoires expressifs inattendus et inespérés de Emma Stone, avec le très chaleureusement accueilli La Favorite.
C’est d’ailleurs accompagné d’Emma Stone pour icône que Lanthimos fait son grand retour avec Pauvres Créatures, lauréat du Lion D’Or 2023.

À la manière d’un Frankenstein des temps modernes, cette nouvelle échappée Lanthimesque suit le tumultueux parcours de Bella Baxter, jeune femme portant la vie et dont le corps, mais non pas l’âme, a survécu in extremis à une tentative de suicide.
Le docteur Godwin, chirurgien avec un goût prononcé pour l’expérimentation de la chair, tenta alors le pari insensé de greffer le cerveau du bébé à naître dans la boîte crânienne de la mère.
Pauvres Créatures parcourt l’histoire de cet éveil, d’un enfant dans un corps d’adulte, d’un corps prison, celui d’une femme, et la découverte d’un monde fait de pouvoirs, de soumissions et de faux semblants, celui des hommes.
Bella Baxter arrive et risque bien d’être la cellule qui fera basculer tout un organisme social nauséeux vers son extinction.

Lanthimos coupe, maltraite, triture, taille, distord, sa matière, son personnage, porte aux nues par la même occasion le jeu d’Emma Stone, et sculpte au fur et à mesure des pérégrinations de Bella Baxter, un chemin vers la liberté, ou tout du moins la possibilité d’entretenir sereinement son propre jardin dans cette usine décrépie et insalubre qu’est le monde.
Lanthimos ne peut résister à son appétit gargantuesque et Pauvres Créatures renferme tout autant Mary Shelley que Voltaire, Nietzsche et Edgar Allan Poe.

Bella Baxter s’échappe de chez son père, God pour Godwin, fuit l’Olympe. La créature n’est plus prisonnière, elle est électron libre, espèce en dehors de l’ordre.
Dès cette évasion introductive, Lanthimos tisse un univers dans lequel les hommes, pères, et par la suite amants ou maris, ont force sur les femmes.
Le périple vise trois portraits masculins que tout oppose. Ces derniers tracent les carcans d’une société du pouvoir et de la propriété à la fois caustique et éprouvant.
Une vision à la croisée des chemins qui inquiète au coeur de la philosophie du cinéaste, qui porte à penser que sa vision a diminué, qui pousse à craindre le pire.

Dans cette merveilleuse expérimentation visuelle où les formats et photographies subjuguent nos rétines, il semble y avoir la structuration d’une architecture de façade, une illusion fascinante faisant redouter les coulisses, sorte de tortueux Truman Show, où les individus sont conscients de la supercherie autour de Mademoiselle Baxter. Une nausée lointaine surprend, celle du règne de l’image creuse.
Puis, progressivement de Lisbonne à Paris en passant par Alexandrie et une croisière hallucinée, Lanthimos ouvre les portes de l’adolescence, dessine les jardins du monde adulte et abat les œillères.
Il élargit ses horizons, multiplie les rencontres, complexifie la société et la psychologie lunatique des personnages.

Le film aborde l’humain, ses combats intérieurs, ses mouvements de balanciers, ses gouffres tout comme ses sommets, et appuie sur la nécessité de définir, d’expérimenter et de se perdre pour exister, unique chemin pour ne pas sombrer.
Tout ce qui stagne s’écroule, se noie, se meurt.
Bella Baxter développe sa motricité, son langage et fonce, suit les nouvelles expériences, se déleste des moribonds, personnages s’entêtant jusqu’à disparaître dans les névroses furieuses de leurs conditions.
Le personnage d’Emma Stone échappe à toute fatalité. Elle est la foudre qui ne frappe jamais deux fois au même endroit.

De sa situation d’enfant dans un corps d’adulte, Bella Baxter n’a jamais pu suivre et correspondre aux attentes sociales et c’est cet exil du corps et de l’esprit qui permet alors de jouer de balance, de s’amuser des voyeurs et profiteurs pour n’en faire que promontoire pour s’élever vers l’indépendance.
Pauvres Créatures devient alors une troublante adaptation de la poupée Barbie à l’écran, Greta Gerwig n’avait pas réussi à atteindre un tel niveau de didactisme et de réflexion.

Le voyage initiatique en présence rythme les moindres nuances naissantes dans l’esprit du personnage principal.
Yorgos Lanthimos parvient à mêler rencontres humaines et atmosphères environnantes à la manière d’un alchimiste, révélant des secrets sensibles à l’oreille de Bella. L’esprit délivre le corps.
Le monde des puissants s’écroule, leurs appétits voraces à fait d’eux des monticules d’excréments piégés dans leurs propres entassements. Face à ces colosses en fin de vie, face à ces esprits ravagés, Mademoiselle Baxter a su tirer les leçons pour dépasser, faire taire à jamais les monstres d’une civilisation en voie de disparition.
Bella Baxter est libre. Elle est libre de pensée, de sexe, de coeur et de corps. Elle est la pierre angulaire du nouveau monde.

Les acteurs se dépassent, de Dafoe à Ruffalo, et l’on découvre l’intrigant Ramy Youssef en plus de la performance ahurissante de Emma Stone.
L’œil du cinéaste reste vif.
Les architectures de son cinéma passé, du milieu chirurgical à celui des dédales de l’esprit tout en passant par des horizons fantastiques et dystopiques chimériques s’emboîtent à merveille.
Le voyage est impressionnant, quelque part entre gothique et horizons Steampunk.

Cependant, bien que Lanthimos travaille l’image pour révéler les mondes intérieurs, de l’austérité du noir et blanc, celui de l’enfance et des règles, aux couleurs pastels de l’adolescence, et la découverte du corps, en passant par les brasiers de la conscience du jeune adulte, l’horreur des inégalités, jusqu’à l’expérimentation en hybridant corps et esprit pour saisir l’invisible, le monde des sens, avec des tonalités plus réalistes, le réalisateur ne laisse pas assez de places à la pensée du spectateur et souffre des maux d’Ari Aster, celui de la langue qui pend, celui d’un surréalisme diminué par la parole. La leçon de démonstration s’avère alors poussive.

Lanthimos passe à côté de son chef d’œuvre, de sa cathédrale.
Pauvres Créatures s’éternise, ne laisse plus parler l’image, qui pourtant hurle de signification et de narration.
Là où la proposition avait de quoi rejoindre les cieux sinueux et magistraux de Inland Empire, il n’en est rien. Le nouveau Lanthimos se transforme en prolongation de Beau Is Afraid, ce qui est déjà remarquable mais si peu face à la puissance intellectuelle et cinématographique que nous connaissons de Yorgos Lanthimos. Une réussite qui avait tous les reliefs d’un classique absolu.

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De Terrence Malick à Lucio Fulci et Wang Bing, en passant par Jacques Rivette, Tobe Hooper, Nuri Bilge Ceylan, Agnès Varda, Lav Diaz ou encore Tsai Ming-Liang, laissez-vous porter par de nouveaux horizons, la rétine éberluée.

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