Synopsis : Sara est une jeune fille qui grandit dans une famille d’éleveurs de chèvres. Ses parents scolarisent leurs douze enfants à domicile et leur enseignent les préceptes strictes de la Bible. Sara doit, comme ses soeurs, apprendre à être une femme pieuse, au service des hommes, et conserver sa pureté émotionnelle et physique intactes jusqu’au mariage. Lorsqu’elle rencontre Colby, un jeune rodéo amateur, elle remet en question le seul mode de vie qu’elle ait jamais connu.
| Réalisateur : Roberto Minervini |
| Acteurs : Sara Carlson, Colby Trichell |
| Genre : Drame, Documentaire |
| Durée : 101 minutes |
| Pays : USA, Italie, Belgique |
A l’annonce de la sélection officielle 2024 du Festival de Cannes, le nom de Roberto Minervini, qui sera présent dans la catégorie Un Certain Regard avec Les Damnés, est venu résonner en nous, rappeler la nécessité de découvrir ce cinéaste héritier du geste de Jean Rouch, quelque part entre fiction et documentaire.
Le Coeur Battant, sorti en 2014, est la troisième installation cinématographique du réalisateur italien, vivant aux Etats-Unis depuis l’an 2000, dans ce qui est plus généralement nommé sa trilogie texane.
Minervini, essentiellement caméra à l’épaule, suit la fille Carlson, issue d’une grande famille chrétienne à la pratique fondamentaliste, vivant de l’élevage de chèvres et de la vente de fromages sur les marchés.
La jeune femme, régulièrement vêtue de tissus d’un autre siècle, vit au rythme du troupeau, n’est pas scolarisée. Elle suit les préceptes bibliques pour mener son existence, aiguillée par son père et sa mère, et éviter le pêché. Une ligne de conduite afin d’assurer une existence sereine à son entourage, ainsi qu’à elle-même.
Durant les moments de liberté, elle marche le long des chemins, accompagnée de ses jeunes frères et soeurs.
En fin d’après-midi, et durant le jour du seigneur, des barbecues sont organisés, entre voisins partageant les mêmes valeurs, avec sessions de tir en plein air ont lieu, fusils, pistolets et mitraillettes à l’épaule.
Le soir venu, la jeune femme dispense une éducation à sa fratrie : lecture, écriture, foi.
Dans ce quotidien rural particulièrement bien rôdé, bague de chasteté vissée au doigt, la fille Carlson s’épanouit, à sa manière, dans l’ombre d’une société inconnue, effrayante et pleines de vices, celle de la ville.
Sa rencontre avec un jeune garçon du voisinage, Colby Trichell, passionné de rodéo, va la diriger vers de nouvelles interrogations existentielles, va l’ouvrir à des visions périphériques loin de celles de sa famille.

Avec Le Coeur Battant, le cinéaste fait se croiser deux familles rencontrées lors des tournages de Low Ride et The Passage.
Il tisse entre la famille Carlson et la famille Trichell une parcelle de la fresque d’une Amérique rurale, texane, entre rednecks et fondamentalistes, entre modernismes et traditions. Minervini développe, sans jamais entrer dans un quelconque jugement, une réalité des terres de l’Oncle Sam, loin de nos perceptions habituelles.
Il y a dans cette réalisation tout autant un regard proche de ceux d’Andrea Arnold et Carlos Reygadas, qu’une écriture rappelant The Rider de Chloé Zaho ou encore Bull d’Annie Silverstein, bien que contrairement à ces deux derniers Minervini se refuse à tout misérabilisme.
En filmant une reconstitution du réel, en menant un travail intime tout aussi fascinant que troublant avec ses acteurs non professionnels remodelant des strates de leur réel, le réalisateur touche à une immensité et un fourmillement de vie saisissant.
Dans les silences, les gestes, les regards, Minervini questionne les générations, leurs pratiques et croyances. Il vient à ausculter ses sentiers d’une Amérique profonde qui est à la lisière du délitement, et pourtant, par sa ritualisation du quotidien, par la rudesse de ses règles divines -parfois si éloignées de nos schémas de vie- ces communautés parviennent à survivre, génération après génération, perdurant en tant que prolongations d’un pays furieux et dégénéré qui a sabordé la moindre valeur humaine pour un sac de pièces.
Tout en gardant sa narration, son récit, le regard s’enfonce avec vertige dans une lecture ethnographique qui dépasse largement nos représentations.
Il y a ici tout autant de regards terrifiants, comme les rapports hommes et femmes, que d’instants de grâce. Il est d’ailleurs parfois difficile de cerner le temps, tout comme l’espace du film, tant les individus en présence sont troublants dans leurs représentations.
L’oeil tend à compartimenter, à définir, à juger, et pourtant le regard sincère et vibrant d’émerveillement du cinéaste donne à voir une autre dimension, au-delà d’un cauchemar généralement célébré, comme récemment par exemple avec The Sweet East réalisé par Sean Price Williams.

A travers les premiers désirs amoureux, les premières tensions, le cinéaste, à la manière de Bresson, vient à modeler, à faire moduler, les certitudes, les architectures internes de ses personnages. Il y a alors tant une exploration de l’environnement dans lequel le corps grandit, entre stands de tir, rodéos, qu’un ressenti des reliefs internes à la chair, ceux de l’âme, se nourrissant tout autant de la terre que des bêtes innocentes, qui pousse Le Coeur Battant vers des sensibilités enivrantes, ne cherchant jamais à impressionner, et révélant dans les subrepticements, les frisons imperceptibles, une réalité extatique.
Le voyage proposé, passant grandement par les silences et observations du quotidien, offre la possibilité de découvrir des communautés reculées, aux pensées parfois glaçantes avec leurs errances, certitudes, systèmes alternatifs, mais aussi rêves, règles et espoirs.
Minervini touche tout autant aux forces extérieures qui contraignent le corps et l’esprit, qu’aux modulations intérieures qui font de cette fille Carlson un portrait dissident, image d’une réalité bien trop souvent dénaturée, trouvant par de-là la fange, les os qui craquent, les psaumes renvoyant la femme au pêché originel et les percussions des armes, une certaine et admirable humanité… Déstabilisant.
Le Coeur Battant est une déambulation intime, surprenante et touchante, à la rencontre des corps, à la rencontre des vagues spirituelles, qui font l’humain et ses complexes variations.




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