Synopsis : Composé majoritairement d’archives familiales du cinéaste, complétées d’images de ruines et de décadence, The Last of England, d’une actualité stupéfiante, dénonce la médiocrité d’une société, l’Angleterre ultra-libérale de Thatcher, dans une vision futuriste et altruiste où violences politiques, sociales et psychologiques sont intimement mêlées.
| Réalisateur : Derek Jarman |
| Acteurs : Tilda Swinton, Nigel Terry |
| Genre : Poème Expérimental |
| Durée : 92 minutes |
| Pays : Royaume-Uni |
| Date de sortie : 1987 |
Derek Jarman jusqu’à ces dernières semaines était un curieux spectre que Kino Wombat n’avait jamais embrassé.
Une forme qui rappelait, au loin, Pasolini, cinéaste-poète portant nos regards et esprits depuis des années, si ce n’est depuis toujours.
Tout comme PPP, Jarman est un artiste touche à tout, un œil vif qui saisit le monde à travers un voile alternatif, un penseur acide sachant trouver le mot juste et le geste adéquat pour partager idées et émotions intimes.
Après avoir découvert Jubilee, manifeste punk radical sous forme compilatoire, qui nous avait laissé en dehors de l’expression du cinéaste de par sa structure et la façon d’articuler sa pensée, nous nous dirigeons aujourd’hui vers une vision de cinéma qui est toute autre, travaillant néanmoins des motifs similaires et des questionnements semblables, ceux d’un pays en rupture entre sa population et ses décisionnaires : The Last Of England.
Sorti en 1987, The Last Of England prend place en plein cœur du Royaume-Uni sous Thatcher, après plus de 7 ans de chaos qui ont traversé le pays entre gouffre économique et guerre des Malouines.
Jarman situe son film dans un pays en ruines, en lutte constante, ne trouvant plus d’harmonie, existant à travers ses combats idéologiques, ses résistances, ses affrontements. L’Etat est totalitaire, il devient le monstre combattu plusieurs décennies auparavant, le nazisme, au cœur de villes anéanties, dans les restes londoniens. Dans les étendues de béton éventré résonnent les mots d’Hitler
Le cinéaste britannique s’éloigne des formes filmiques traditionnels et embarque dans une cauchemardesque déambulation, un poème cinématographique ressemblant aux vagues, et leur chaos, entre creux et démesures.
Un élan formel qui rappelle les modulations de la musique noise et industriel, fait de mouvements ondulatoires jouant de variations, d’intensités, pour cisailler de l’intérieur l’organe et l’âme.

Il y a ici un travail d’écriture, de mots tranchants et lyriques, de mots percussifs et transperçants, ainsi que de créations plastiques, modelant la pellicule, les couleurs et les textures, qui subjuguent.
En s’écartant de narrations autour de personnages, Jarman libère sa philosophie, s’émancipe des échanges, du quotidien, pénètre l’invisible, dépasse les geôles des représentations ordinaires du monde et invite à un voyage, remémorant tant Le Miroir de Tarkovski que le postérieur Begotten d’Elia Mehrige, dans son architecture.
Il trouve sa dynamique entre le feu et la glace, l’autoritarisme et la contre-culture. Les éléments s’anéantissent, structurent un Enfer, l’Enfer des hommes, entre répressions et hurlements libertaires. L’étau est terrifiant.
Jarman stratifie sa représentation du monde, il conçoit un même espace géographique, et donne à le voir travers différents points de vues, jouant de filtres, d’enchevêtrements, de montages, pour créer des écrasements, affrontements, caresses, enlacements, holocaustes et lumières.
Il travaille les bleus, violets et autres couleurs froides pour dévoiler les espaces souterrains, les ensevelissements où naissent la révolte, trouve dans ces tonalités un élan renvoyant à une vérité, à son espoir, d’un monde à naître.
Il taillade les rouges, les oranges et couleurs chaudes pour signifier la répression, le sang et les forces étatiques autoritaires.
Dans ces colorimétries, qu’il segmente, dans les souterrains d’un monde ravagé entre ruines et bunkers, abandonnés et décisionnaires masqués, The Last Of England analyse l’éloignement entre la population et la classe dirigeante, sculpte ce territoire désolé, à la surface qui n’appelle plus qu’à l’annihilation.

A travers cette valse chromatique, le réalisateur revient à un cinéma primaire où l’image se doit de parler, distiller les secrets et songes. Ici, le poète et plasticien qu’est Jarman excelle.
En croisant images d’archives de son enfance, aux couleurs fournies, rêve perdu bordé par des barbelés, et mises en scène chaotique où le vivant périclite, la proposition en vient à dépasser la question de l’humain, comme entreprise destinée à sombrer, et se dirige vers des réflexions métaphysiques troublantes jouant sur la matière et les éléments.
Il montre l’impasse pour structurer et organiser la vie.
L’eau, l’air, le feu et la terre sont en présence mais sur ces espaces de mort plus rien ne pousse, les strates terrestres ont été souillées, les souterrains ne sont plus qu’entassements de chair dans des cages de béton.
Reste, dans un coin, un ultime chou, dernière trace de vie végétale.
L’obscurité est vorace. La nuit semble éternelle.
Les rites incantatoires parcourent le poème, la mariée se joue des flammes. Tilda Swinton naît et hypnose. L’étranger, celui qui ne répond pas à l’idéologie d’Etat, est bête à abattre.
Les rues n’existent plus, la population a disparu, reste, seule, la lutte.
Néanmoins, il serait terrible de ne voir que les abysses. Jarman croit, et trouve lumière, celle des corps, celle des corps qui s’unissent, se touchent, se conquièrent, pour ouvrir, nourrir, intimement des esprits épuisés, aveuglés.
Par l’amour des uns, des autres, par le désintéressement et l’ouverture au sensible, à l’invisible, aux énergies qui nous portent, Jarman croit toujours. Le vertige est incomparable.
The Last Of England est un chef d’œuvre, un chef d’œuvre comme il en est rare de rencontrer, un chef d’œuvre absolu.



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