
| Réalisateur : György Fehér |
| Acteurs : Péter Haumann, János Derzsi |
| Genre : Drame, Film Noir |
| Pays : Hongrie |
| Durée : 105 minutes |
| Date de sortie : 12 juin 2024 (salles France) / 1990 (salles Hongrie) |
Synopsis : Le corps de la petite Anna, huit ans, est découvert au fin fond d’une forêt. Deux inspecteurs sont dépêchés sur place pour mener l’enquête et retrouver le dangereux tueur en série qui a déjà sévi deux fois dans la région. Lorsque leur unique suspect met fin à ses jours, les enquêteurs décident de partir sur une nouvelle piste, s’aidant pour cela d’un dessin de la dernière victime…
Il y a des territoires confidentiels de cinéma que l’on aimerait tant partager, des espaces découverts par le biais des circuits étrangers, éditeurs britanniques dans le cas présent, ravissements rétiniens excitants, qui restent pourtant invisibles sur nos terres.
C’est le cas de la filmographie de György Fehér, aujourd’hui presque inconnue dans l’hexagone, et dans une grande partie du monde, malgré une sélection en terres cannoises à la fin des années 90 pour son second long-métrage, Szenvedély (Passion), œuvre mystérieuse co-écrite avec Belà Tarr.
György Fehér est un élément important pour comprendre le paysage du septième art hongrois, acteur récurrent du cinéma de Miklos Jancso et partenaire proche dans le processus créatif du cinéma de Béla Tarr.
C’est d’ailleurs par l’axe Tarr, et le retour sur le devant de la scène de ses œuvres, de Le Nid Familial à Les Hatmonies Werkmeister, que le cinéma de Fehér a pu connaître une véritable exhumation avec la restauration 4K de son « classique » et premier long-métrage en tant que réalisateur : Szürkület (Crépuscule).
Crépuscule est l’adaptation du roman de Friedrich Dürrenmatt, La Promesse, mais aussi une reinterpretation d’une première adaptation cinéma, Ça S’Est Passé En Plein Jour, réalisée par Vladislav Vajda, avec pour acteur central Michel Simon.
Le livre original et sa première transposition à l’écran sont réel et miroitements, deux architectures à la fois semblables et modulaires.
Fehér développe ces prolongements, ces narrations existantes, écourte les dimensions originelles pour toucher à l’âme même d’une Hongrie rurale, pour toucher à l’intime, sa vision de cinéaste, afin de naître et réinventer le monde.
Le cinéaste trouve un équilibre entre le pessimisme de l’un et l’ouverture de l’autre.
Il crée un savant jeu, quelque part en périphérie.
La structuration narrative de Fehér est bien différente.
Elle s’installe entre champ poétique des éléments en pleine déliquescence, avec des échos tarkovskiens, et une écriture sous forme de thriller halluciné, poussant dans les bras de Element Of Crime, rêverie policière macabre autour du double réalisée par Lars Von Trier.

Loin des plaines hongroises, horizons de libertés illusoires, rêves d’ailleurs et déserts pénitentiaires, que capturent Miklos Jancso, Marta Meszaros ou encore Bela Tarr, le réalisateur de Crépuscule, lui, s’échappe dans les montagnes reculées, au cœur des vallons humides et des forêts troubles.
Le bois s’élève, la brume saisit, la terre engloutit.
Le mouvement semble avoir disparu, les tentatives d’élévation, d’affranchissement des prisons du réel, par la marche, se sont transformés en engloutissements par la fange.
Seule voie pour s’échapper, la route, la voiture, dernier repère technologique rappelant l’époque, dans un lieu qui semble venir d’un autre temps.
Contrairement à ses compatriotes, et bien que la photographie soit très proche des œuvres de Tarr -ils partagent Miklos Gurban, le même directeur de la photographie- Crépuscule ne propose pas le cheminement contemplatif, Crépuscule ne propose pas les sentiers historiques, Crépuscule se déleste de la politique.
Il y a dans cette création ténébreuse une lumière transperçante destructrice, se dissimulant sous les apparats de l’espoir.
Une lumière de l’humain et ses méandres, un filet qui vient saisir le spectateur pour le sortir de sa position passive, sécuritaire, un magnétisme qui lentement fait pénétrer le cadre, pousse à s’immiscer dans l’œuvre, pour devenir personnage à part entière, errant dans une enquête bourbier où chaque nouvel élément enserre, oppresse, réduit le champ de vision, jusqu’à une bipolarisation totale.
Une séparation en deux pôles qui passe par le façonnement des deux inspecteurs, le jeune chargé de l’affaire, avec le devoir de résultat, et le nouvellement retraité disposant d’une certaine lucidité en dehors de toute hiérarchie.
Un fascinant clair-obscur humain se révèle.
Un duel au cœur d’une enquête qui ne cesse de s’évaporer, devenir brouillard, voile perturbateur et insaisissable, néant qui dévore.

Le noir et blanc est saturé, l’air devient tangible, poisseux et étouffant.
L’espace sonore entre élans mystiques et thèmes rappelant Carmina Burana, création renvoyant à la fin de toutes choses, au spectre du chaos nazi, à l’approche du néant, consolide cet aspect apocalyptique, cet approche du déluge.
Ce lien entre son et image est contrôlé avec génie, les oscillations de lumière tantôt vers l’écran pour éclairer les protagonistes, tantôt vers le public pour l’assimiler à ce pourrissement généralisé, est un geste de cinéma tout autant novateur que prodigieux.
Une situation qui n’est pas liée au hasard des choses, car Fehér avant d’être cinéaste est avant tout ingénieur son mais également directeur de la photographie.
L’histoire s’échappe, l’expérience artistique touche un absolu.
Entre contemplation, et parfois ennui qui pousse à réflexion, la création de repères se dessine, avec complexité.
Le sol est meuble, se dérobe sans discontinuer, les visages et silhouettes se mêlent et se mélangent, Fehér invite à lâcher prise, à sortir des impasses de l’esprit avant de sombrer à jamais dans l’abîme, de se trouver prisonnier de cet espace rural se transformant en un complexe espace mental, environnement cérébral profondément troublant, si ce n’est profondément déstabilisant.
Les espaces temporels s’allongent, se distordent, les plans s’étirent.
L’enquête a-t-elle duré une semaine, deux mois, une année ?
Crépusule est un sommet de cinéma qui vient à rappeler le miracle qu’a été le cinéma hongrois, sa singularité, sa mélancolie, son humanité, son avant-gardisme et avant tout sa lucidité crépusulaire.
La proposition de Gyorgy Fehér est unique en son genre, travaille ses propres codes et symboliques, déstabilise, pour finalement porter la rétine vers un nouvel élan du septième art, vers une porte dérobée que nous découvrons plus de trois décennies plus tard.





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