« Napoléon » réalisé par Abel Gance : Critique

Réalisateur : Abel Gance
Avec :  Albert Dieudonné, Annabella, Gina Manès
Genre : Fresque historique
Pays : France
Durée : 425 minutes
Date de sortie : 1927 (salles) // 10 juillet 2024 (ressortie)

Depuis 16 ans, un projet pharaonique s’opère dans les coulisses de Pathé, celui de restaurer la grande fresque Napoléon réalisée par Abel Gance en 1927, dans sa mouture « La Grande Version ».
La Grande Version avoisine les 7 heures. Il s’agit d’une hybridation des montages Opéra, 4 heures, et Apollo, 9 heures, sortis en 1927.
La Grande Version est la variation voulue et pensée par Abel Gance, une proposition qui renaît enfin, près d’un siècle après sa sortie.
Bien qu’aujourd’hui quelque peu oublié dans les affres du temps, Gance fut un cinéaste novateur et visionnaire en matière de techniques et de structures.
En France, tout comme Jean Epstein ou encore Marcel L’Herbier, il apporta à ses propositions un dimension onirique nouvelle, dépassant les horizons apparents de cet art encore nouveau né qu’était le cinéma.

Abel Gance naît en 1889, une poignée d’années avant la création du cinématographe des frères Lumière.
Il abandonne ses études de Droit en 1908 pour s’abandonner au théâtre ainsi qu’à la poésie.
Il donne plusieurs représentations avec le théâtre royal du parc de Belgique et publie un recueil de poèmes.
Il est repéré par Léonce Perret, cinéaste incontournable de l’écurie Gaumont, aujourd’hui oublié, qui lui offrira des rôles dans Molière, Le Portrait de Mireille ou encore Un Tragique Amour De Mona Lisa.

Gance est un cinéaste prolifique qui n’a cessé de modeler de nouvelles grammaires de cinéma, il se dresse aux côtés de Eisenstein, Fritz Lang, D.W. Griffith et Murnau comme l’un des grands penseurs mondiaux du cinématographe.
C’est après un séjour aux États-Unis, alors qu’il est en train de finaliser le monumental La Roue, que Gance fait la découverte de la vision épique historique et avant-gardiste de Griffith, avec le très controversé Naissance D’une Nation.
Un élan créatif qui pousse le jeune réalisateur à écrire sa propre fresque historique, un bloc monolithique tout aussi intime que spectaculaire autour de Napoléon Bonaparte.

Napoléon vu par Abel Gance revient sur une part de la vie du premier empereur français, de son enfance à Brienne jusqu’à son élan fédérateur au coeur de l’armée d’Italie.

La proposition de La Grande Version, que nous venons de découvrir, se divise en deux temps.
La première partie explore Brienne, La Révolution Française, les débuts de la Convention, le retour de Napoléon en Corse et la bataille de Toulon. Il s’agit ici de voir s’élever un inconnu, un enfant ordinaire, au rang de capitaine d’artillerie. Ici Bonaparte se construit, Napoléon s’évapore.
La seconde partie, quant à elle, couvre la période allant de la Terreur jusqu’au réveil des troupes italiennes, en 1796. Une partie traversée grandement par les grondements intimes, l’arrivée de Joséphine, et le mouroir de Violine. On y découvre Napoléon dans sa vulnérabilité, Bonaparte, lui, s’élève.
A la clôture de ces deux actes l’intime et le gigantisme s’embrassent, faisant jaillir la projection Napoléon Bonaparte.

Dans cette fresque gargantuesque, Abel Gance est parvenu à saisir, ainsi que capturer, une partie du long et complexe parcours de ce personnage historique incontournable.
Il prend le temps d’organiser avec minutie le récit -parfois trop-, bien qu’il le façonne selon ses propres convictions politiques. Les lectures de Robespierre ainsi que le lien quasi-fraternel entre les décisionnaires de la Terreur et Napoléon, sur le final du deuxième acte, questionnent grandement sur Gance et l’Histoire.
Le cinéaste ne joue pas la montre, ne se perd pas dans une approche catalogue mais plonge bel et bien en profondeur dans les périodes charnières de la vie de Napoléon. Il tisse dans chaque acte les évolutions et motifs internes du personnage.
Un dispositif plutôt conséquent qu’il parvient à porter au rang de grand spectacle tout aussi populaire qu’expérimental.
Abel Gance nourrit un amour profond pour Naboulio, ferme les yeux sur les ténèbres fangeux pour ériger un titan.
Il trouve une recette fédératrice qu’il décuple d’acte en acte. La création de mouvements en crescendo allant de la situation politique, militaire, à l’expérimentation cinématographique pure est un motif dominant de ce Napoléon, tout particulièrement dans sa première partie.

Napoléon balbutie, Napoléon entre en éruption, Napoléon devient figure de proue d’un septième art naissant.
Surimpressions, caméras sur filins, transparences, caméras portées, filtres saturés, caméra embarquée sur cheval, captations en pleine tempêtes, le cinéma dans sa modernité s’écrit.
Nous étions éberlués il y a quelques années en redécouvrant le travail technique de Mikhaïl Kalatozov, cinéaste soviétique des années 50, dans la fluidité des mouvements de caméra de Sergueï Ouroussevski…
Abel Gance plus de trois décennies auparavant faisait déjà des miracles, défiait l’impossible.

Tout comme Eisenstein, avec Le Cuirassé Potemkine, Gance s’émancipe de la littérature, du théâtre, et construit un langage nouveau. Un langage si perfectionné, si élaboré et pointu, que les réalisations contemporaines ne parviennent aujourd’hui plus à s’approprier un tel niveau d’audace.
La narration progresse tout autant à travers les textes historiques qu’à travers le façonnement de cadres où l’image n’a plus besoin de mots, de voix, car elle est expression à déchiffrer, car elle est détentrice des secrets mais également d’une conscience de dimensions invisibles transcendantales, par-delà la chair, au cœur de l’âme.
Et bien qu’il s’agisse d’un grand récit historique, Napoléon vu par Abel Gance n’en est pas moins une fiction touche à tout.
Élan poétique intime, les déambulations corses, lectures romanesques, les affres de Joséphine et Violine, film de guerre grandiose, la bataille de Toulon et les affrontement enfantins de Brienne, prolongements humoristiques, dans les accoutrements de Marat et Robespierre, ou encore récit d’aventure, dans sa traversée de la méditerranée, Napoléon est une oeuvre totale et synthèse de tous les horizons de cinéma.
Il compile ce que l’on trouvera morcelé entre différentes propositions à travers les décennies, avec des propositions parfoises majestueuses, et d’autres ingrates, que cela soit chez Sacha Guitry, Serguei Bondartchouk, Youssef Chahine, Ridley Scott ou encore Antoine De Caunes.

Napoléon de Abel Gance est un monument.
Un monument de cinéma, une fresque laboratoire, mais en aucun cas une oeuvre historique référentielle, tout au mieux une trame.
Gance se fait bien trop souvent dépasser par son rapport fantasmé à Napoléon, se fait bien trop souvent dépasser par son caractère de cinéaste non synthétique.
Dans sa folie des grandeurs, le réalisateur se laisse aller à des prolongations patriotes qui distordent les séquences monstres.
On pense entre autres à la naissance de La Marseillaise ou encore aux lectures troubles de La Terreur.
De plus certaines séquences s’éternisent, Gance ne maîtrisant pas l’ellipse, tout particulièrement lors des préparatifs de Toulon.

Napoléon plonge le regard spectateur dans une certaine perdition, dans une obscure hallucination, dans des mirages obsessionnels, dans une étrange nébuleuse surréaliste, aussi épuisante que foudroyante, aussi éprouvante que jouissive.
Face à nos rétines éberluées, un miracle s’est joué, des images éternelles ont inondé la pellicule, des séquences entières ont nourri nos rétines.
Un chef d’oeuvre vient de renaître, rejoignant les plus audacieuses créations du septième art quelque part aux côtés de Metropolis, Faust, Le Cuirassé Potemkine, Cabiria ou encore Les Nibelungen.
Abel Gance est un chien fou, Napoléon est son aboiement, qui déborde de la pellicule, qui écrase les carcans, dévore les conventions.
Monstrueux et errant, boiteux et obsédant.

Une réponse à « « Napoléon » réalisé par Abel Gance : Critique »

  1. Avatar de ecrannoirlondon

    Un film effectivement magistral. J’ai vu une version qui devait durer six heures au cinéma il y a quelques années, le côté épique et la créativité (pour l’époque) de le cinématographie sont absolument époustouflantes, mention spéciale pour la scène finale à trois écrans de la bataille de Montenotte.

    Je trouve que la partie Joséphine est la moins réussie, mais en revanche, la bataille de boules de neige à Brienne ou la fuite de Corse sont des moments d’anthologie.

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De Terrence Malick à Lucio Fulci et Wang Bing, en passant par Jacques Rivette, Tobe Hooper, Nuri Bilge Ceylan, Agnès Varda, Lav Diaz ou encore Tsai Ming-Liang, laissez-vous porter par de nouveaux horizons, la rétine éberluée.

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