« Les Tsiganes Montent Au Ciel » réalisé par Emil Loteanu : Critique et Test Blu-Ray

Réalisateur : Emil Loteanu
Acteurs : Grigore Grigoriu, Svetlana Toma, Barasbi Mulayev, Ion Sandri Scurea, Pavel Andreychenko
Genre : Drame
Durée : 100 minutes
Année : 1975 (salles) // Mais 2024 (DVD & Blu-Ray)
Pays : URSS

Synopsis : Quatre tziganes galopent dans les montagnes : ce sont des voleurs de chevaux. Ils concluent avec un riche marchand une transaction fondée sur la dette d’honneur. La ruse du propriétaire s’incline devant le magnétisme de Zobar, le chef des voleurs. Au cours d’une expédition, les tsiganes sont surpris et poursuivis par l’armée austro-hongroise. Trois d’entre eux meurent sous la mitraille impitoyable des soldats. Zobar, blessé, parvient à leur échapper et tombe épuisé dans un champ. Une belle et mystérieuse tsigane surgit de la broussaille, guérit Zobar avec de « la poussière de lune », et disparaît. Zobar rentre au camp et retrouve les siens, mais il est hanté par le souvenir de la magicienne.

Potemkine, que Kino Wombat suit désormais depuis plusieurs années, est une référence en matière d’exhumation du cinéma soviétique.
L’éditeur français a su tout autant piocher dans les noms incontournables que sont Tarkovski, Konchalovsky, Klimov, Chepitko ou encore Kalatozov, mais a également entrepris une voie de mise en lumière d’oeuvres et auteurs ayant été dévorés par les décennies.
Ces dernières années ont alors vu renaître de grands succès populaires, aujour’hui occultés et oubliés dans les visions occidentales : Moscou Ne Croit Pas Aux Larmes ou encore Le Quarante Et Unième.
Aujourd’hui direction le territoires-bordures de l’URSS, sur les terres moldaves, à la rencontre d’un cinéaste dont nous connaissons trop peu le travail, Emil Loteanu, et de son film aux millions d’entrées, Les Tsiganes Montent Au Ciel.


La Critique de Les Tsiganes Montent Au Ciel

Au début du XX° siècle, l’empire industriel est grossissant, la pierre et le béton dévorent de manière vorace les grandes plaines.
Alors que les citadins crient liberté pendant qu’ils passent les chaînes de leurs asservissements, en périphérie, les peuples nomades, les tsiganes, vivent leurs libertés, au rythme de rites et croyances ancestrales et observent les derniers jours d’un monde où l’humain écrase l’humain, où la puissance financière devient divinité, où la poésie meurt, loin de la nature, du vivant, dans la crasse de l’artifice.
Dans ce décorum où les échanges monétaires font disparaitre le troc, où tout s’achète et où les rapports humains disparaissent, naît la rencontre de deux collectifs nomades, naît la rencontre d’un amour.
Un amour mis à l’épreuve de son temps, des brasiers ardents tout comme des engloutissements sous le mortier, des magnétismes stellaires libérateurs tout comme du sang sacrificiel qui nourrit la terre.

Loteanu construit ici tout autant une tragique histoire d’amour qu’un terrible pamphlet sur l’obscurcissement du monde, la fin d’un temps, celui des plaines, des chants et des danses.
Pour présenter son récit qui serpente entre bouillon historique et romance, le cinéaste donne au film les apparats du western européen et le drapé des épopées musicales.
Il y a un sentiment de grandeur, d’infini, d’exploration mais aussi de danger, de répression et de chaos qui ne cesse de saisir le regard spectateur. En fond résonne les mots d’un peuple encore conscient de sa place et de son histoire.
L’individu en lien avec la terre se rit des peurs impulsives et disproportionnées de l’homme de loi.
Dans sa lecture du monde, Emil Loteanu montre le désastre d’une société où la propriété prend le dessus sur la sauvegarde du vivant. La valorisation des biens apporte de macabres stratifications et le réalisateur pousse à ouvrir la rétine, à rejoindre une civilisation sans possession où la nécessité vient du besoin de vie et non pas de l’avarice.

L’approche est manichéenne, les « bons » et les « méchants » ne sont pas marqués par quelques nuances que ce soit.
La narration s’appuie avec férocité sur ces dynamiques qui entrent en contact et se repoussent, amenant la répression, la guerre, la mort.
Tout comme dans une grande partie du cinéma de conquête de l’Ouest, ici conquête de l’Est, il y a les héros, ceux que l’on se doit d’aimer malgré les horreurs commises, ils font le mal pour faire survivre le bien, les indésirables
Dans cette approche tranchée réside alors les limites du propos de Loteanu, qui en a conscience, et prend alors la tangente en inclinant son regard vers les espaces environnants, s’ouvrant aux chaînes sensorielles, aux espaces invisibles, à la magie, aux vibrations des corps et attirances intimes.
C’est d’ailleurs dans cette dimension que Loteanu fait décoller son oeuvre, lorsqu’il s’affranchit du temps, qu’il embrasse la culture tsigane, qu’il observe les courbes, les sortilèges de l’âme et qu’il capture un érotisme ambiant profondément enivrant.

Les acteurs ouvrent leurs jeux, s’écartent du kitsch latent d’un cinéma à la lisière de l’exploitation, pour porter nos sensibilités dans une danse incantatoire inattendue et foudroyante.
D’un côté, Grigori Gregoriu qui incarne Zobar, homme fougueux et bestial, de l’autre Svetlana Toma, jeune femme mystérieuse et mystique. Le duo d’acteurs prend toujours un certain contre-pied dans la relation.
Ils deviennent insaisissables.
Les performances surprennent et touchent à un certain hypnotisme.
Le premier rapprochement intime de ce couple envoûtant est d’ailleurs un sommet de beauté, un mirage de sensualité.

Les Tsiganes Montent Au Ciel est à la fois un adroit témoignage de son temps, que cela soit dans sa temporalité en matière de cinéma que dans son touché d’un monde changeant à l’aube du XX°s, et un doux poème sur les derniers horizons de liberté, les dernières terres où les miracles peuvent naître, où la nature et l’humanité jouent leurs dernières danses.
Sur ces espaces qui se consument, Emil Loteanu tisse une romance d’une beauté incandescente, aussi mystique que mythique.

Les caractéristiques techniques de l’édition Blu-Ray

L’édition Potemkine de Les Tsiganes Montent Au Ciel se présente dans une boîtier Scanavo glissé dans un fourreau cartonné.
Les deux visuels, boîtier scanavo et fourreau, reprennent l’affiche proposée par Potemkine pour la ressortie du film en salles.
Nous aimons l’esthétique des éditions Potemkine, le travail d’infographie en présence et Les Tsiganes Montent Au Ciel ne déroge pas à la règle.
Simple mais efficace.

Image :

Film restauré 4K à partir du négatif 70mm //

La proposition en présence est une réussite.
Le cadre a été méticuleusement soigné, nettoyé, stabilisé. Reste, quelques défauts sur le générique d’ouverture, mettant finalement en reliefs la force de la restauration sur tout le reste de l’oeuvre.
Étonnamment le piqué est très, trop, poussé et vient à donner à l’oeuvre une dimension factice, si ce n’est surréaliste. Un constat qui ressort tout particulièrement sur les gros plans de visage et textiles. Néanmoins, cette dynamique fait resplendir les plans d’ensemble qui gagnent admirablement en densité.
Ce soucis des gros plans transparaît de par la palette colorimétrique au nuancier qui homogénéise certaines tonalités et vient à grignoter certaines minuties de la photographie, apportant aux visages, par moment, un caractère figé.

Reste que le rendu général est de qualité et offre la possibilité d’exhumer ce grand oublié du patrimoine cinématographique soviétique d’une belle manière.

Note : 8 sur 10.

Son :

Russe DTSHD-MA 2.0mono

La piste sonore permet une certaine imprégnation de l’oeuvre.
Les différentes fréquences sont bien balancées que cela soit les voix ou encore l’environnement sonore. Les tableaux instrumentaux proposés par le long-métrage sont eux joliment mis en avant.
Reste quelques saturations sur les fréquences les plus poussives.

Note : 7 sur 10.

Suppléments :

Joël Chapron, spécialiste des cinématographies d’Europe de l’est (2024) :
– Présentation du film (3′)
Première approche de l’oeuvre, Chapron revient sur cette oeuvre éloignée des productions moscovites de la Mosfilm, revient sur la place du film dans la représentation des territoires périphériques et aborde l’actrice Svetlana Toma, longue collaboratrice et compagne du cinéaste.
– Portrait de Emil Loteanu (11′)

Portrait détaillé d’Emil Loteanu revenant de sa naissance en Moldavie jusqu’à disparition en 2013, en passant par le VGIK, des anecdotes de carrière et un retour sur filmographie. Un supplément qui donne envie de découvrir les autres mystères de cinéma encore inédits en France de Emil Loteanu.
– Histoire du tournage (15′)

Retour sur le parcours du film, de l’adaptation de l’oeuvre littéraire à son scénario, du travail éprouvant entre le cinéaste et son équipe, mais également le difficile parcours du film face à la censure jusqu’à sa célébration au festival de San Sebastian où Les Tsiganes Montent Au Ciel recevra La Coquille D’Or.


Interview de Svetlana Toma (16′) :
L’actrice revient sur son expérience du tournage, se remémore les lieux et va jusqu’à conter son périple mondial où elle fit le tour du monde pour présenter le film.


Interview de Eudgen Doga (10′)
:
Le compositeur revient sur sa rencontre avec la musique tsigane, la nécessité de déconstruire certaines idées préconçues pour parvenir à hybrider sa propre sensibilité avec les élans folkloriques.

Note : 8 sur 10.

Pour découvrir Les Tsiganes Montent Au Ciel :
https://store.potemkine.fr/dvd/3545020088425-les-tsiganes-montent-au-ciel-emil-loteanu/

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