« Senso » réalisé par Luchino Visconti : Critique

Synopsis : Alors que la révolte gronde en Italie contre l’occupant autrichien, la comtesse Livia Serpieri s’inquiète pour Roberto, son cousin. En effet, il a eu la mauvaise idée de provoquer en duel un fougueux officier autrichien, Franz Malher. Roberto est arrêté et contraint à l’exil. Tentant d’intercéder en sa faveur, Livia prend contact avec Malher. Immédiatement, c’est le coup de foudre.

1860, l’Italie est sous le joug autrichien.
Venise est occupée.
La bourgeoisie pour prospérer se ligue avec les forces de l’empire, la population est écrasée.
Dans les dédales de la ville, dans ses espaces secrets les plus profonds, la résistance se forme.

C’est dans ce cadre dans lequel Visconti vient poser son récit, naît une histoire d’amour entre deux âmes venues de camps que tout oppose. D’un côté la comtesse Livia Serpieri, femme d’un lâche dignitaire de la haute bourgeoisie, sœur d’un ardent résistant, écartelée politiquement, et de l’autre, le lieutenant Mahler, tombeur et célèbre militaire autrichien.

Visconti qui sculpte son geste de film en film, travaille ici la pluralité d’espaces d’expression qu’il a su expérimenter par le passé. Son cinéma à venir se dessine : Mort À Venise et Le Guépard.
Senso, en cela, devient une curieuse hybridation entre théâtre, réalisme, fresque historique, romantisme, tragédie et mélodrame.
Le réalisateur parvient à modeler des unions dans des motifs qui de prime abord semblaient se rejeter et trouve étonnamment une glaise fascinante pour construire cette fiction qui pousse de la rêverie à la folie, de l’amour au dessein national.

Senso est une transition dans le regard de Visconti en tant que créateur.
Les motifs des films précédents sont présents, répondant encore à des carcans passés, structurant la narration sur des formes extrêmement littéraires, et pourtant, la manière de saisir les acteurs, de capturer l’image, de faire parler le cadre module, s’intensifie, joue d’avant-garde. Quelque part entre Shakespeare, Goldoni et Tolstoi, la marque Visconti est née.

D’ailleurs, même si de nombreux classicismes et nombreuses conventions traversent le film, il est étonnant d’observer avec quelle picturalité la direction artistique permet de transcender le regard et jouer avec nos émotions, ressentis et sentiments.
La pensée paraît connaître les pièges, maniérismes émotionnels, et étrangement l’âme se porte à croire inlassablement.
La rétine est suspendue à ce drame imminent, nos consciences perçoivent l’impasse dramatique, cependant, nous nous enfermons de la même façon que la magnétique comtesse Serpieri, nous nous condamnons au malheur.
Visconti sait convoquer l’espoir au plus profond de nous, sait manipuler nos cœurs, pour les bercer dans un chaos assuré, discernable, évitable, mais si attirant.

Senso joue de trompe-l’œil en usant des carcans formels conventionnels pour les retravailler, les découper, les déstructurer et les approfondir.
Le cinéaste ouvre les plans, s’enfonce dans l’image, dépasse les impasses pour plonger dans l’intime. Les mots résonnent, mentent, troublent, le réel, lui, celui de l’image, révèle.
De la sorte, la scène où la comtesse ouvre des portes, dans un certain alignement esthétique, pour traverser la demeure, livrer son butin, s’enfoncer dans ses lourds secrets est un vertigineux plan à la rencontre de l’inconscient, provoqué par l’amour aveugle.

L’histoire intime, dévorée par la passion et l’aveuglement, évolue en miroir de la situation militaire, brûle au rythme des canons, se montre au fur et à mesure de la déliquescence d’une certaine bourgeoisie. La construction entre microcosme amoureux et macrocosme politique est immense.

Enfin, l’histoire d’amour contée fonctionne tel un tour de prestidigitateur de par la puissance sensorielle et émotionnelle d’un duo d’acteurs magnifiques : Alida Valli et Farley Granger.
Le couple enivre, fait perdre le sens des réalités, trouble et piège.
Valli saisit la rétine, détient nos cœurs, elle est la force mélodramatique pure.
Granger, lui, est saisissant de par son caractère glissant et insaisissable, révélant divers visages auxquels nous souhaitons croire, auxquels nous aurions voulu ne jamais été confrontés.

Senso est un point tout aussi central pour la carrière de Luchino Visconti que pour le cinéma italien. La proposition vient à transcender les classicismes sans jamais les dénaturer, le long-métrage structure dans des reliefs que nous avons l’impression de connaître des formes nouvelles, tant dans l’écriture hybride, entre théâtre et cinéma, que dans ses personnages kaléidoscopiques, ne cessant de révéler continuellement les êtres enfouis, que dans l’intégration des histoires intimes et leurs répercussions sur la fresque historique nationale et continentale.
D’une folle élégance.

3 réponses à « « Senso » réalisé par Luchino Visconti : Critique »

  1. Avatar de princecranoir

    Bravo et merci pour ce beau texte à propos d’un Visconti sous ses plus beaux atours. On sent le Prince de Modrone encore sous le charme de la Callas lorsqu’il filme Alida. Granger fait l’affaire, mais qu’est-ce que cela aurait été si Visconti avait pu avoir Brando comme escompté !

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    1. Avatar de Quentin Tarantino

      Merci pour un tel retour !
      Cela fait chaud au cœur et donne envie de continuer à écrire, à partager.

      Je ne savais absolument pas pour Brando merci pour l’information !

      Aimé par 1 personne

      1. Avatar de princecranoir

        Le studio américain auquel il était rattaché n’a pas voulu le lâcher. Farley Granger, fort de sa réputation après « L’inconnu du Nord Express », était considéré comme une star montante.

        Aimé par 1 personne

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