
| Réalisateur : Francis Ford Coppola |
| Acteurs : Adam Driver, Nathalie Emmanuel, Shia LaBoeuf |
| Genre : Drame Expérimental |
| Durée : 138 minutes |
| Année : 2024 (salles) |
| Pays : USA |
Synopsis : Megalopolis est une épopée romaine dans une Amérique moderne imaginaire en pleine décadence. La ville de New Rome doit absolument changer, ce qui crée un conflit majeur entre César Catilina, artiste de génie ayant le pouvoir d’arrêter le temps, et le maire archi-conservateur Franklyn Cicero. La fille du maire et jet-setteuse Julia Cicero, amoureuse de César Catilina, est tiraillée entre les deux hommes et devra découvrir ce qui lui semble le meilleur pour l’avenir de l’humanité.
Depuis l’étrange et assez bancal Twixt, la carrière de Francis Ford Coppola semblait quelque peu en standby, si ce n’est en arrêt.
Restait néanmoins dans les couloirs de festivals, et ragots cinéphiles, l’espoir d’un subrepticement, peut-être un chant du cygne de la part du colosse aux deux Palme D’Or avec un titanesque projet : Megalopolis.
Megalopolis est un écho, une terrible arlésienne depuis le début des années 80, une idée où la ville serait reine, où politique, philosophie et poésie s’offriraient une céleste danse.
Plusieurs phases d’écriture plus tard, plusieurs castings noyés en quelques décennies, un retrait survenu suite au 11 septembre 2001 et la difficulté de faire parler New York souffrant de sa sordide plaie béante, le parcours du papier au cinématographe fut impossible.
En 2007, Coppola annonçait même l’abandon absolu de la bête.
C’est à l’aube de 2020 que le projet ressort des cartons, qu’il souffre de rejets des producteurs, pour finalement devenir une création entièrement financée par son auteur.
Sa supernova, tout du moins celle qu’il fait miroiter, se met en chantier pour voir le jour au Festival De Cannes 2024, lieu où il fut presque impossible de s’emparer d’un ticket pour l’événement.
Septembre 2024, Megalopolis débarque en salles.
L’occasion de découvrir si le père d’Apocalypse Now, Le Parrain et Conversation Secrète a trouvé la voie vers un nouveau monument de cinéma ou bien vers un cruel tombeau.
Megalopolis se défait de New York pour dévoiler New Rome, ville futuriste fictive croisant capitalisme mortifère et organisation sociétale érodée sur le modèle de la Rome antique.
Coppola s’embarque sur l’interrogation du délitement de la civilisation, le déclin d’une population et les ruines naissantes d’une cité jadis luxuriante.
Oubliez le cinéma de fiction, le grand spectacle, les scénarios papier à musique, Megalopolis est un film philosophie.
Cet objet d’invention relève avant tout du cinéma expérimental plutôt que de la fiction grand public, du blockbuster traditionnel.
Un voyage extatique se dessine autour d’une vision hystérique, un regard distant sur le fourmillement d’une société sur le fil du rasoir, en proie au chaos, entre quartiers populaires pourrissants, lointains mais grondants, et siège du pouvoir aveugle, célébrant sa fortune sur les cadavres des ouvriers, figures invisibles, mettant aux enchères la fausse virginité de stars consommables pour renflouer les caisses.
C’est un ruissellement d’épouvante et de grand guignolesque qui ne cesse de traverser les pensées, tirant tout autant sur les zygomatiques que plongeant profondément dans des questionnements sur l’humain, le cosmos, le temps, l’évolution, l’espèce en parallèle du berceau friable d’une civilisation ne s’adaptant plus à sa population débordante.
Coppola saisit une mégalopole non pas dans son entièreté mais en menant son analyse sur les chaînes de pouvoir dans les hautes sphères politiques, entre dirigeants et familles influentes.
Les querelles familiales résonnent sur les oscillations sociétales, jouent de ténèbres et de lumières, de trahisons et d’alliances souterraines.
La nuit semble sans fin dans cet affrontement tout aussi vulgaire que conscient de ces pouvoirs traversants, structurants, et dans le cas présent apocalyptiques.

Les acteurs qui soutiennent l’oeuvre s’écartent du jeu hollywoodien pour embrasser une interprétation théatrale, parfois poussive, pour atteindre bien plus que la ligne de dialogue et toucher le corps comme expression direct d’un temps et d’un lieu profondément malade.
Le pensées et errances naissent dans les rides, les moues, les corps qui se tordent, l’épiderme qui se dévoile et les lumières qui font de la chair une toile hurlante d’expressions.
Qu’il s’agisse d’Adam Driver, Nathalie Emmanuel, Jon Voigt, Dustin Hoffman, Grace VanderWall ou encore Giancarlo Esposito -mais surtout Shia LaBoeuf-, Coppola structure et capture leurs interprétations en leur portant un magnétisme puant et hypnotique, agaçant et entrainant.
Le monde tel que proposé est affligeant, humiliant, violent, absurde et profondément stupide.
Pourtant, la bêtise ambiante devient grinçante, si ce n’est grisante, car elle ne pousse qu’au miroir de nos propres modèles de vie.
Coppola vise l’espoir de l’utopie alors que les rues sont devenues écœurantes, décérébrées et sans lendemain, n’aspirent qu’à la fin du monde.
Megalopolis est une histoire de lueur dans l’obscurité, celle d’un fleuriste dans les gerbes ténébreuses de béton rongé.
Ainsi, la mise en parallèle entre carte politique traditionnelle, composée de communistes, conservateurs et nationalistes, face à la possible utopie d’un monde nouveau, entre pensée physique nouvelle et architecture-poésie, trouve une structuration assez curieuse et révélatrice de nos naufrages contemporains.
Megalopolis voit se télescoper toute une galerie de personnages.
Le cinéaste s’attarde plus ou moins sur certains d’entre eux et tend un fil rouge autour de César Catilina, interprété par Adam Driver, jeune physicien de génie doué d’une sensibilité lui permettant d’aller jusqu’à suspendre le temps.

Dans cette course à l’avenir, où l’idée d’un monde nouveau effraie et pousse au rejet, la nécessité de jouer du présent, de suspendre le vacarme pour penser est un outil transcendantal, un don divin.
Coppola s’amuse à dépasser les limites des lois physiques, à désaxer le regard jusqu’à finalement dévoiler une nouvelle voie pour s’affranchir d’un schéma qui ne mène qu’à la ruine, à la dégénérescence cellulaire, afin d’imaginer l’éternité.
Penser avec de nouvelles ressources, imaginer avec de nouveaux mots, distinguer l’invisible, vivre les magnétismes, rêver l’impossible pour le faire naître, c’est toute la course infernale dans laquelle se lance le cinéaste.
Coppola capture toute la folie et la complexité du monde dans lequel nous évoluons, crée des personnages caricaturaux qui très vite trouvent échos dans nos entourages et spectres gouvernementaux.
S’il est d’ailleurs une prouesse que le film touche, c’est justement celle de cette civilisation miroir qui pousse le spectateur à la réflexion, à l’analyse, aux questionnements, au dépassement.
Néanmoins, il est aussi important de souligner que Coppola, en démiurge, se rêve grand guérisseur du monde moderne et dévoile un avenir nouveau particulièrement aseptisé, quasi robotique, où les fluctuations individuelles de tout un chacun tendent à disparaître délivrant un monde harmonieux où la différence ne peut exister, où la poésie se meurt.
La proposition déjoue le chaos pour s’élancer dans la dictature du beau, dans l’annihilation de l’individu… C’est là le reproche à faire à cette pensée entonnoir qui rattrape la liberté d’imaginer, de philosopher, pour libérer une civilisation de lumière qui en vient à brûler, devenir enfer écarlate.

Au-delà d’une civilisation malade, de par ses infrastructures architecturales, politiques, judiciaires, législatives et philosophiques, Francis Ford Coppola pense au Nouveau Monde comme à la conquête de l’Ouest et oublie que la gangrène fondamentale du système est l’humain.
Megalopolis est une obscure fable qui se bat dans les ténèbres d’une civilisation dévorée par ses abysses, par l’oubli du projet commun, du rêve-société, où l’individualisme, la jalousie et l’égocentrisme ont pris le dessus.
Francis Ford Coppola construit des images stupéfiantes, aux effets parfois dépassés mais glissant des répercussions mentales obsédantes.
Le cinéaste parvient à se défaire des académismes de la narration pour plonger à la fois dans un montage singulier et dans un essai philosophique d’une rare intensité pour atteindre un questionnement nécessaire autour d’un système agonisant reposant sur les mêmes mécaniques et gouffres que ceux de la Rome antique, par manque de penseurs, par mégalomanie des puissants.
Reste que le cinéaste a la main lourde sur la morale et conclut de manière extrêmement fermée avec des idéaux qui ne touchent pas les nôtres, qui donnent presque la nausée.
Au-delà de ce désaccord idéologique final, et de son intertitre de clôture exécrable, Megalopolis est une supernova, la mort d’une étoile qui risque de résonner à travers les décennies, à raison, et un jour, peut-être, espérons-le, être reconnu comme le monument que cette pièce de cinéma est.


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