« Dahomey » réalisé par Mati Diop : Critique

Réalisateur : Mati Diop
Genre : Documentaire
Durée : 71 minutes
Année : 11 septembre 2024
Pays : Bénin, Sénégal, France

Objet du documentaire : Le film retrace la rapatriement par le Bénin en 2021 de 26 trésors royaux, datant de l’ancien royaume du Dahomey, détenus par la France depuis l’époque coloniale.

Derrière le Bénin, le spectre Dahomey, le grondement d’un peuple

Novembre 2021, 26 trésors royaux du Bénin, pillés par la France à la fin du 19°s suite à la colonisation, sont restitués.
26 pièces renfermant l’âme de tout un peuple.
Mati Diop, à l’occasion de cet événement historique, quitte la fiction, comme proposé avec Atlantique, et revient au cinéma documentaire.
Avec Dahomey, elle expérimente la forme, entre mouvements techniques et essence libre, façonne un geste singulier de cinéma et réfléchit sur cet acte notable qu’est la restitution d’un patrimoine historique.
La réalisatrice observe la plaie béante d’une dépossession culturelle et ses répercussions sur toute une population.

Dahomey est l’ancien nom du Bénin, renvoyant au royaume d’Abomey, datant du 17°s.

Pour ce documentaire lauréat de l’Ours d’Or à Berlin, Mati Diop n’en est plus à consulter le passé, à observer l’Histoire dérobée. Son regard soutient le présent et tend vers l’avenir.
La cinéaste pousse à sortir du joug de l’occidentalisation massive des pays africains, l’intégration forcée à la mondialisation, et tient son cap en observant cet événement-clé qu’est la restitution des oeuvres arrachées à leurs terres, son symbole et ses impacts.

Sur des bases qui ne sont pas les siennes, greffe instable, le Bénin s’est constitué avec une identité faussée, celle du colon.
L’heure est au rejet, l’heure est à la réappropriation de ses fibres intimes : du vaudou aux langues traditionnelles qui ne sont plus enseignées.
C’est autour de cette prise de conscience que la cinéaste vient capturer avec brio cette force vers la réappropriation d’un territoire, ses croyances et ses coutumes.
Les témoignages se croisent, s’opposent, s’allient, s’embrassent, s’assassinent, le bouillonnement d’une renaissance transparaît.

Une vibration parcourt l’image, une onde vient réveiller ce qui paraissait endormi depuis des décennies, si ce n’est des siècles.

Dahomey propose ainsi de sonder le grondement d’un pays qui n’attend que de renaître.

De l’art restitué à l’exhumation d’une civilisation trop longtemps bâillonnée

La cinéaste s’engage dans l’obscurité, celle de la nuit des temps, où l’oubli rencontre la lueur d’un souvenir suspendu, résistant.
Dans le silence des musées, les sculptures pensent, libèrent leurs songes, déclenchent des vibrations imperceptibles.
De ces oscillations magnétiques, matière mémorielle intangible, de ces colères, poèmes et espoirs, le Bénin tout entier se met en branle.

Un tremblement se fait ressentir, une voix caverneuse sort d’un long sommeil.

La statut homme-lion du roi Glélé sort de sa vitrine, dans les couloirs du Quai Branly elle se nomme désormais 26, dernier geste de destruction identitaire, ultime manque de respect d’une relique sacrée.
La statut homme-lion du roi Glélé s’extirpe de sa vitrine, elle compte bien retrouver sa terre natale, son souffle, et offrir l’impulsion à toute un nation de s’affranchir d’un profond déni culturel.
La statut homme-lion du roi Glélé s’extrait de sa vitrine, elle rugit et appelle à la liberté.

Les pièces rendues prennent vie, s’expriment, Diop use d’un champ fantastique pour étoffer son travail d’exhumation d’énergies enterrées.
Une approche surprenante qui permet très vite de dépasser le documentaire-témoignage pour atteindre le documentaire-expérience.
Les silences sont aussi fournies que les paroles, le travail de l’image vient toucher une brèche au fin fond de l’esprit du spectateur. Une faille qui fait onduler la perspective d’être un individu dans une société, dans une communauté partageant une histoire et des repères.

« L’idée d’un film, d’une fiction d’anticipation sur le parcours d’une œuvre, entre le moment de sa spoliation en Afrique et son rapatriement, que j’imaginais dans le futur, se tramait dans mon esprit depuis 2017. À l’époque, je me disais que la question des restitutions allait continuer de subir une profonde inertie. Je me voyais vieille dame, devant ma télé, en train d’assister aux premières restitutions ! Mais le réel m’a rattrapée, et ce film d’anticipation est devenu un documentaire fantastique. » Mati Diop, Trois Couleurs, 2024

Le geste Diop, le sensible pour éveil

Mati Diop réalise un documentaire qui couvre tout autant la logistique du rapatriement d’œuvres d’art, en filmant les gestes et le cérémonial d’un tel voyage symbole, que le ressenti populaire, à travers les échanges des étudiants, habitants et diplômés béninois autour de ce grand retour.

Mati Diop aborde un cinéma sensoriel qui pousse à ressentir les puissances passées, les mythes et valeurs ensevelies du Dahomey.
Que cela soit la puissance des statues, que cela soit le noir dans lequel la réalisatrice nous plonge pour suivre une sourde voix, que cela soit pour saisir des visages rêveurs, que cela soit pour capturer une nation suspendue à sa reconquête, Mati Diop fait mouche et enrobe notre attention, touche au plus profond de nos âmes et laisse imaginer ce que nous serions aujourd’hui si nous vivions dans ce désert identificatoire. Les mots sont justes, le ton foudroyant.

Entre euphorie et tension palpable, Il s’agit ici d’un premier pas vers la reconnaissance, et la triste autorisation pour le Bénin d’exister comme entité distincte, de la part d’un lointain mais toujours présent colon.

La réalisatrice, en une petite heure, réussit le pari de saisir toute la complexité de la situation.
Elle questionne les intérêts troubles de la France et le choix de ces 26 pièces sur les 7000 dérobées.
Elle analyse le Bénin, son patrimoine culturel et son équilibre humain.

L’expérience collective de la salle soude une intimité de groupe inattendue. Un lien naît en dehors de l’écran, nous assistons à la fresque de nos civilisations.
Nous entrapercevons l’oubli tout comme l’avenir, développons l’humilité et la conscience, prenons part à un pacte tacite, celui de restituer les terres et les cultures, celui de respecter les frontières et libertés d’autrui, questionnons nos ingérences toxiques sous couvert de bienveillance.

Dahomey, Lève-toi, Dahomey, Vis

Avec Dahomey, c’est une question civilisationnelle sur la situation des anciennes colonies qui est soulevée, sur la dépossession d’une identité, de repères, et plus distinctement sur l’impossible stabilité d’un pays qui n’a pour base que les préceptes d’une contrée lointaine qui n’a laissé que ruines.
Mati Diop trouve le juste point d’équilibre pour tisser le regard entre le lien asservissant qui perdure entre France et Bénin.
La cinéaste aborde les zones d’ombre à éclairer, la nécessité de retrouver les racines du peuple, l’essence des terres, afin d’enfin toucher une liberté, encore aujourd’hui arrachée, dont on ne restitue que miettes afin d’entretenir un nauséeux mirage, afin de maintenir une certaine emprise.

Aujourd’hui, Le Dahomey résonne à travers un patrimoine souterrain hurlant, colosse œuvrant pour se reconstruire face à l’oubli.

Un très grand documentaire, sur l’impasse de nos civilisations conquérantes, et les humanités qu’elle abandonne, broyées et déshéritées.
Néanmoins, n’allez pas croire à quelques misérabilismes, Mati Diop délivre un essai fort, fier et inspirant.

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