Une jeune femme vit seule dans son appartement (je).
Elle tente d’écrire une lettre (tu).
Elle fait la connaissance d’un camionneur (il).
Elle passe une nuit avec son amante (elle).
Cette femme erre dans sa vie comme dans la brume après une rupture difficile.

Réalisatrice : Chantal Akerman
Acteurs : Chantal Akerman, Claire Wauthion, Niels Arestrup
Genre : Drame expérimental
Pays : Belgique, France
Durée : 84 minutes
Date de sortie : 1974
1968 ? Et après ?
Que deviendrons-nous ? Que Deviendrez-vous ?
Que deviendront-elles ? Que Deviendront-ils ?
Premier long-métrage de Chantal Akerman, Je Tu Il Elle est la somme des multiples expérimentations passées réalisées par la cinéaste entre fiction, documentaire et cinéma expérimental.
L’art de la capture du mouvement, des espaces et du temps, viennent se conjuguer à ce singulier auto-portrait de la cinéaste, écho de toute une génération évoluant dans les remous post-68.
Je : C’est Chantal Akerman, confrontée à son corps, à son esprit et à la geôle sociétale qui pousse les femmes à répondre à certaines injonctions, qui pousse les êtres à devenir ombre de l’être aimé.
Tu : C’est l’ailleurs, l’auditeur, le spectateur, le destinataire de lettres, l’inconnu-canva, le réceptacle mutique, qui saisit par capillarité émotionnelle les doutes et les certitudes, les peines et les joies, les amours et les gouffres.
Il : C’est l’homme tout aussi attirant qu’effrayant, à la fois héros fantasmé et ogre sordide, prince charmant rattrapé par la crasse, intime saleté que l’âge ne peut plus dissimuler.
Elle : C’est le centre magnétique de l’âme, l’amour impossible, l’amour guide, celui qui nourrit l’esprit, le corps, celui qui transcende du grondement vertigineux d’un monde fait de solitude et d’individualisme.
L’expérience en présence est d’un certain hermétisme et demande au spectateur une véritable implication. Face à ce premier long-métrage le spectateur se doit de devenir actif, de dépasser l’image, la creuser, pour exhumer de ce poème fourmillant les maux foudroyants d’une jeunesse post-libération des sexes, dans l’impasse, quelque part entre élans du corps et errances de l’esprit.
Une impasse temporelle qui continue de résonner de nos jours.

Mademoiselle Kenopsia,
mouvements d’avant-garde & espaces-spectres
En scindant le récit en trois actes distincts, durant lesquelles elle laisse courir la bobine pour faire jaillir le réel de la fiction, en trois regards-actes, Akerman fait naître un espace matière-grise stupéfiant. Exceptionnellement sans Babette Mangolte, la cinéaste, accompagnée de Bénédicte Delesalle à la photo, tord le noir et blanc pour s’échapper du tangible.
Elle crée des zones troubles, tourbes, des espaces grisâtres où l’image n’est qu’écho de la pensée, accompagnateur d’individus en plein purgatoire entre statismes et trajectoires dérobées.
Il y a l’ennui, il y a le hasard et il y a l’espoir, trois dimensions incertaines qui guident l’âme en peine.
Dans la capture des lieux, Akerman saisit les résidus d’énergies qui hantent les espaces traversés pour mieux les renvoyer et les transformer en espaces traversants.
Que cela soit la chambre de Julie, la cabine du semi-remorque du camionneur sans nom ou encore l’appartement d’une amante éloignée, la cinéaste travaille les kenopsias, les résonances spatiales, la mémoire des murs et propulse ces derniers à la manière d’une projection de l’individu errant.
De manière plus ou moins appuyé, la réalisatrice ne cesse de faire jaillir la parole enfouie que cela soit par l’écrit, le geste ou bien même les silences.
KENOPSIA (n) : L’atmosphère mystérieuse d’un endroit qui est généralement animé par l’humain, mais qui est désormais abandonné et silencieux.
Ici se joue une nouvelle expression cinématographique qui a maturé durant près d’une décennie.
Ici viennent s’offrir une valse les ennuis de la jeunesse tirant à la mélancholie de Le 15/8, la composition du cadre et sa sémantique à la manière de La Chambre, puis, le travail de la parole libre et féministe qui gronde depuis Saute Ma Ville.

Entre luttes intérieurs et concepts dualistes, l’errance philosophique
En une poignée de lieux et trois acteurs, la proposition en présence ne cesse de fourmiller, ne cesse de se développer dans sa philosophie. Akerman questionne les liens entre les individus sous le prisme de l’amour et ses mirages, du corps et ses pulsions, des addictions et des besoins.
Dans chaque concept, deux pendants, deux extrémités et la difficile nécessité d’équilibre pour ne pas sombrer, pour ne pas s’oublier.
Les liens toxiques n’ouvrent de portes que sur des naufrages addictifs et auto-destructeurs.
De la passion-crasse à la douceur inflammatoire du sucre, cuillère et poudre blanche, le trompe l’oeil dessiné est incendiaire.
Pour architecturer ce poème Akerman emprunte le rythme du slow cinema, en prenant le temps de coupler la vitesse de la pellicule qui tourne à la respiration des protagonistes, un profond magnétisme s’ouvre, résultat d’une oeuvre à cheval entre fiction et performance, écriture et improvisation.
De ce juste équilibre, entre temps et réel, naît alors des vérités profondes, douloureuses et sourdes, celles de individus à nu.
Qu’il s’agisse de l’impertinente et fascinante performance de la réalisatrice elle-même en tant qu’actrice, de l’inquiétant monologue de Niels Arestrup ou encore de la révélation par les corps du duo Akerman/Wauthion, tout se révèle foudroyant et profondément transcendant.

Je Tu Il Elle, naissance d’un motif Akerman
Je Tu Il Elle, modulations d’un geste de cinéma
Je Tu Il Elle est la quintessence et l’union des essais réalisés par Chantal Akerman de 1968 à 1974.
Face au regard spectateur s’élève une pierre fondatrice de la filmographie de la cinéaste, un angle de pensée fondamental, celui des femmes, de leur oubli par la société et plus fondamentalement le poids de l’existence.
On se sent submergé et dépassé par un mouvement écho à nos craquèlements intimes.
Il s’agit de l’histoire d’une blessure , celle que tout un chacun rend mutique, celle de l’amour et ses détresses.
Un secret de cinéma, tout en poésie mélancolique et sobriété.
Je Tu Il Elle fait partie, aux côtés de L’Amour Fou, La Maman Et La Putain, La Fiancée Du Pirate, Cléo de 5 à 7, de ces oeuvres libres et d’avant-garde qui touchent à une vérité que le temps ne saura altérer.
Enfin, ce n’est peut-être pas seulement l’histoire d’un film mais celle d’une grande penseuse, Chantal Akerman, qui touche l’essence d’une société, de ses individus errants, des sentiments et plus directement les histoires cruelles mais réelles d’hommes et de femmes captifs de leurs carcans, au bord de l’implosion.



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