« Grand Tour » réalisé par Miguel Gomes : Critique

Rangoon, Birmanie, 1917. Edward, fonctionnaire de l’Empire britannique, s’enfuit le jour où il devait épouser sa fiancée Molly. Déterminée à se marier, Molly part à la recherche d’Edward et suit les traces de son Grand Tour à travers l’Asie.

Réalisateur : Miguel Gomes
Acteurs :  Gonçalo Waddington, Crista Alfaiate
Genre : Drame
Pays : Portugal, France, Italie
Durée : 128 minutes
Date de sortie : 27 Novembre 2024

Tout juste trois ans après Journal de Tûoa, dédale solaire et coloré en temps de confinement, Miguel Gomes revient à un cinéma noir et blanc à l’image texturée, fourmillante, comme il l’avait fait avec Tabou, et poursuit son chemin réflexif accompagné par l’extraordinaire directeur de la photographie Sayhombu Mukdeeprom, créateur d’images derrière les imaginaires de Apichatpong Weerasethakul ou encore Luca Guadagnino. 
Ce n’est d’ailleurs pas leur première collaboration. Gomes et Mukdeeprom ont déjà travaillé ensemble pour Les Mille Et Une Nuits
Un travail autour de la photographie qui est ici complété et subjugué par les interventions d’un autre prodige : Rui Poças, directeur de la photographie derrière l’hypnotique Tabou et proche collaborateur de João Pedro Rodrigues.
Une glaise, qui, dans la structuration de l’image et des atmosphères vient attacher les séquences révélées avec poésie en plein cœur du cristallin.
Grand Tour est bien plus mirage que cinéma, une errance gracieuse aussi cruelle qu’émouvante, aussi exigeante qu’envoûtante. Une perdition fascinante dans une histoire d’amour intime et traversante : le cinéma.

Le cinéaste portugais quitte le vieux continent -ou bien s’enferme t’il en studios, où est le réel, où est le cinéma, curieux songe- et tisse un photogramme sensible somme de sa filmographie dans des ailleurs envoutants.
Ici l’Asie est prise en étau entre deux temporalités, le récit en 1918 et les intermèdes narratifs documentaires se déroulant de nos jours, un montage de mise en parallèle qui dans l’esprit-spectateur devient mécanique de surimpression, de transparence.
Gomes capture le continent et ses oscillations culturelles, ses variations humaines, ses modulations architecturales et l’ondulation des reliefs.
La proposition est un constant écho entre un homme fuyant et une femme téméraire, entre les locaux et les colons, entre le XX° et le XXI°s, entre le réel et le fictionnel… et finalement entre l’Occident et l’Orient.

Dans cette structuration dualiste, et complémentaire -la fuite d’Edward et le parcours-traque de Molly-, Gomes divise son voyage et pousse à la dissociation, résonance de spectres sur une piste tortueuse.
Edward trace un chemin entre villes, voies ferrées, et campagnes que Molly tente de suivre, à la manière d’un jeu de pistes.
Grand Tour se construit alors en deux parties distinctes, de durées à peu près égales, et effectue deux fois un parcours sensiblement similaire, à la recherche d’une chimère, que cela soit l’amour ou la liberté, deux faces d’une même pièce à vrai dire.
Le parcours-miroir est tout en fluctuations. Le temps ne peut se répéter, l’émotion ne peut se contrôler.

Dans ce montage ricochet, la proposition se fait cinéma de trajectoires, qui se touchent, se croisent, s’observent, s’éloignent, se perdent, et de mouvements, ceux des corps dans des espaces inconnus, ceux des pensées qui s’évadent dans des projections nouvelles, la perception orientale du temps, de l’espace et de l’invisible éclot.
Une expérience de cinéma vibratoire se profile, une secousse quelque part entre Apichatpong Weerasethakul et Lav Diaz. Il y a la perception d’un bloc asiatique résilient, qui de par sa manière d’être, et de vivre, qui malgré ses oppressions passées ne cesse de demeurer libre.
Libre car en harmonie avec son temps, le présent, n’essayant jamais de s’échapper dans les projections futures.

La présence colon ne dure qu’un temps, infecte les terres certes, tord les corps, mais l’âme des différents pays parcourus ne cesse de jaillir, de résister.
Le monstre occidental peine à s’affirmer dans cet Orient qui parvient à accéder à des niveaux de consciences transcendantaux, dépassant les projections tangibles et l’enfer auto-destructeur du concept de propriété.
Une histoire qui se répète à travers les siècles, et décennies, et bien que les pays endurent des crises économiques abyssales, l’Asie continue de vibrer et de fêter la vie, car l’esprit, lui, ne peut se résoudre au silence, car la mondialisation, suite d’un colonialisme moderne court à sa mort.

Au rythme de la traversée, deux regards se révèlent, deux images différentes de mêmes lieux se profilent. Edward, fugitif émotionnel et âme mélancolique, ne voit pas la beauté et la grâce des territoires traversées, il se trouve dans une projection constante, anxiété dévorante.
Molly, rongée par la maladie, se trouve réceptive aux moindres expériences vécues, révélation intimes transperçantes, faisant oublier la mort rampante et propulsant son corps dans un vaste périple.
L’aura que dégage les personnages viennent impacter les espaces traversés.
Finalement, Miguel Gomes rejoint un cinéma de la géopoétique, qui trouve écho dans le travail de Kenneth White. Un essai de saisi du présent et du lieux, des terres, en dehors des tiraillements du passé et des cisaillements du futur.

Pour contenir ce panel émotif, et sensoriel, d’une grande rigueur, d’une inébranlable justesse, Gomes fait appel à deux acteurs chers à sa filmographie : Gonçalo Waddington et Crista Alfaiate.
Waddington parvient à révéler un vide profond, gouffre magnétique, impactant directement la psyché du spectateur.
Alfaiate, elle, propose une performance prodigieuse entre rires et larmes, celles glissées sous l’oeil troublé du public, et mène la proposition vers des ailleurs surprenants, entre subconscient et inconscient collectif.

Le voyage, comme dit plus haut, mène sa barque autour d’un siècle de cinéma.
Miguel Gomes convoque tout autant Murnau que Méliès, tout autant Les Chasses Du Comte Zaroff que Fitzcarraldo ou encore Singapore Sling, mais également le cinéma de Tsai Ming Liang et Nuri Bilge Ceylan.
Un panel d’expressions des champs intimes et des vibrations du territoire, du réveil des croyances et cultures enfouies exulte.
Le poème-film, dans ses silences, met l’Occident face au mur, colon devenu contenant sans repères, matière errante, entité vidée de sa substance.

L’expérience à laquelle Miguel Gomes fait se confronter la conscience du spectateur est aussi simple que labyrinthique.
Quelque part en 1918, ou peut-être déjà à notre époque, dans le regard d’un homme, puis d’une femme, face à un continent tout aussi tangible que mystique, ses frontières, culturelles et spirituelles, Grand Tour est une expérience qui pousse à la réalité et pourtant force aux songes et fantasmes.
Une création collective, entre techniciens et penseurs, entre acteurs et espaces, pour dévoiler le vide d’une civilisation qui dévore, le vide d’une civilisation boulimique, malade et perdue, face à l’impasse d’un continent insaisissable, et sa population unie, vivant libre dans les interstices, entre jungle et esprits.
Un ballet d’énergies traversantes, un essai finalement aussi abstrait et obsédant que peut l’être 2001 L’Odyssée de L’Espace, dans cette grande mécanique rotationnelle qu’est la caméra, et dans son dépassement des mondes tangibles. Un chef d’oeuvre.

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Un espace de recherche, d’exploration, d’expérimentation, du cinéma sous toutes ses formes.
Une recherche d’oeuvres oubliées, de rétines perdues et de visions nouvelles se joue.
Voyages singuliers, parfois intimes, d’autres fois outranciers, souvent vibratoires et hypnotiques.
De Terrence Malick à Lucio Fulci et Wang Bing, en passant par Jacques Rivette, Tobe Hooper, Nuri Bilge Ceylan, Agnès Varda, Lav Diaz ou encore Tsai Ming-Liang, laissez-vous porter par de nouveaux horizons, la rétine éberluée.

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