« Black Box Diaries » réalisé par Shiori Ito : Critique

Depuis 2015, Shiori Itō défie les archaïsmes de la société japonaise suite à son agression par un homme puissant, proche du premier ministre. Seule contre tous et confrontée aux failles du système médiatico-judiciaire, la journaliste mène sa propre enquête, prête à tout pour briser le silence et faire éclater la vérité.

Réalisatrice : Shiori Ito
Genre : Documentaire
Pays : Japon
Durée : 100 minutes
Date de sortie : 12 mars 2025

Le cas Shiori Ito, onde proto-Me Too

En 2015, à la période où les cerisiers sont en fleurs, Shiori Ito, 25 ans, journaliste, est victime d’un viol. L’accusé, lui, est un certain Yamaguchi, homme influent proche du premier ministre Abe.
De 2015 à 2023, de ses 25 à 33 ans, le documentaire réalisé par la jeune femme pousse à pénétrer et ausculter une société aux mécaniques et lois archaïques, bercée par un élan patriarcal terrifiant.
Envers et contre tous, Shiori Ito se bat, perdant travail, soutien et honneur…
Le Japon se révèle, derrière son apparent ordre clinique, un chaos intime se dessine, où la règle n’est plus la norme, où la norme n’est plus que question de jeux de pouvoir.

Vu d’Occident, vu d’Europe, vu de France, le cas Shiori Ito est une affaire qui s’est tout juste ébruitée, à l’époque où pourtant un certain Harvey Weinstein dégringolait de sa tour d’ivoire et de violences, entrainant avec lui tout un jeu de galeries sordides, d’hommes déviants, sous l’effet du tremblement Me Too.
Bien que la situation s’est déroulée en parallèle, à la même époque, Shiori Ito met le doigt sur une société japonaise mutique, qui ne se soulève pas, qui se tait par peur du rejet, de l’humiliation d’être victime.
Une pyramide de frayeurs se forme où le politiciens tiennent les médias, où la justice n’ose créer jurisprudence, où le bloc législatif semble fossilisé et immuable.

Le Japon et ses ruines législatives, un archaïsme déviant

Dans son avancée, de l’intimité d’une chambre au tribunal, croisant éléments d’enquête autour de son cas propre et embûches permanentes par des forces dissimulées, obscures, la journaliste épingle la loi et son application.
Ici, au Japon le viol n’est pas affaire de consentement mais de violence physique extrême.
Ici, au Japon, l’âge de la majorité sexuelle est fixé à 13 ans. Ce n’est d’ailleurs que depuis 2023 que cet âge a finalement été haussé à 16 ans.
Shiori Ito pointe un système qui n’a connu aucune évolution en près d’un siècle et qui fait illusion d’une certaine séparation des pouvoirs. Les dirigeants œuvrent, dans l’ombre, pour leurs propres comptes et ceux de leurs proches, par-delà les frontières législatives, écrasant le moindre geste rebelle émanant du peuple.

Le bloc décisionnel, celui de la classe dirigeante japonaise qui semble difficile à attaquer, laisse transparaître des fêlures, des mécaniques dissidentes qui ne peuvent plus tolérer un tel silence.
Face aux 4 % de plaintes déposées en cas de violences sexuelles, la société se craquelle.
Face aux 70 % de victimes qui n’osent se déplacer au commissariat par peur de représailles sociétales, des anonymes témoignent : policiers ou même employés d’hôtels.
L’honneur japonais se dévoile comme acte de soumission absolu envers les puissants.
Au bas de l’échelle, au coeur de la population, dans les marges médiatiques, une ondulation cependant prend forme, une vibration qui risque bien de devenir, bien qu’insoupçonnée, vague, écho du cataclysme Hokusai, relief occulté de tout un pays, et ses victimes, en souffrance.

Les idées et réflexions sont portées avec un montage assez classique croisant investigation, témoignages, archives, alternance caméras portées et plans fixes, situation en perpétuel mouvement et suspension du temps, captation des énergies en présence.

Ténèbres et lueurs, histoire d’une mise en transparence : Black Box Diaries

Dans ce maelstrom progressif mais certain, Shiori Ito, face caméra, devient entité fluctuante, personne traversée par les ondes perforatrices de tout un pays : le peuple, la classe dirigeante, ses collègues et sa propre famille.
Face à ce spectacle effarant, le regard spectateur est saisi, saisi par la mise à nue de cette jeune femme écartelée, suspendue, mais constamment battante dans les rouages d’une terre barbare et machiste, où des lueurs inattendues viennent se greffer à sa quête.
Un exercice d’abandon intime particulièrement touchant, qui se perd parfois néanmoins dans son montage hésitant, ses bonds dans le passé et ses structures dérobées pour jouer d’artifices, de rythmiques, là où le temps du réel, sa lenteur et son caractère immuable, auraient su foudroyer le regard témoin.

Black Box Diaries s’enfonce dans une zone dérobée de la société japonaise, un espace où les puissants paraissent inaccessibles, ombre vorace où à force de sacrifice, d’abandon de soi et de poursuite des traumatismes, les chaînes de contre-pouvoir viennent à retrouver partiellement leurs axes, donnant au peuple une voie, aux victimes une reconnaissance, aux médias une liberté et aux criminels des peines.
Imparfait dans son déroulé, parfois limite dans sa manière de créer du suspense, Shiori Ito touche profondément l’âme, déstabilise et donne à voir une société figée et manipulatrice, sous un axe particulièrement troublant et nécessaire.
Un frisson ne cesse de nous parcourir.


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