« Nosferatu » réalisé par Robert Eggers : Critique

Le conte gothique d’une obsession entre une jeune femme hantée et un vampire épris d’elle, causant des horreurs indicibles sur son passage.

Réalisaeur : Robert Eggers
Acteurs :   Lily-Rose Depp, Aaron Taylor-Johnson, Willem Dafoe
Genre : Drame, Horreur
Pays : Etats-Unis
Durée : 134 minutes
Date de sortie : 25 décembre 2024

Après le monolithique The Northman, s’aventurant tout autant dans la fresque historique qu’au coeur du fantasme mythologique, Robert Eggers revient à ses premiers amours entre contes intimes et grondements cabalistiques.
Le cinéaste reprend le cour de ses histoires de frayeurs où l’humain se trouve confronté au surnaturel, aux dimensions oubliées qui un jour reviennent hanter le corps, jouer des tours à l’esprit.
Le réalisateur ne s’enfonce pas dans la répétition et traite d’horizons nouveaux, territoires périphériques donnant à son oeuvre une cohérence, narrative et visuelle, enivrante.
Loin des sorcières des bois, loin des récits hallucinés de marins, le vampire Nosferatu renaît aujourd’hui entre les mains et le regard d’un cinéaste qui, chez Kino Wombat, a toujours fasciné.

Wisburg, Allemagne, 1838.
Thomas, jeune notaire, est envoyé de force en Europe de l’Est, en Transylvanie plus spécifiquement, afin de rencontrer un riche et énigmatique client souhaitant emménager à Wisburg-même.
Durant son voyage, il demande à un couple d’amis de veiller sur sa dulcinée, cette dernière ayant connu par le passé des errances dépressives et altérations psychiques.
Plus Thomas s’enfonce dans le Carpates, plus le solstice d’hiver approche, et plus Ellen est saisie de crises d’épilepsie, d’épisodes de somnambulisme, phénomènes qui avaient disparus depuis sa rencontre avec son cher et tendre. Dans les rêves de la jeune femme, une silhouette parait l’appeler.

De Murnau à Eggers, des reliques littéraires à l’obsédante pellicule

Robert Eggers en plongeant dans sa vision personnelle de Nosferatu, après les propositions de Murnau puis de Herzog, ouvre une lecture propre à son cinéma, une dimension tout juste effleurée par le passé, celle du folklore et des légendes engloutis par le temps.
Nosferatu est d’ailleurs ici une possibilité du mal, un démon présent au sein d’un codex, un mal connu des temps anciens et non pas un unique individu damné. Le récit nous laisse comprendre que la bête a déjà été combattue, et les modalités de dépassement des ténèbres ont été encrées.

Pour la première fois, le cinéaste s’écarte des traditions et récits séculiers aux origines lointaines pour faire du cinéma, et de l’oeuvre expressionniste de Murnau, le socle d’un récit immémorial, une brume que tout un chacun a déjà traversé.

La pellicule de 1922 devient sortilège flottant dans la mémoire collective, représentation primaire de la figure du vampire, écho culturel puissant permettant de structurer des bases sur lesquelles le réalisateur joue et tente par légères oscillations de retravailler tant l’esthétique que les codes.
Un cheminement assez périlleux qui trouve une certaine agilité dans sa manière de se frayer un chemin entre nostalgie et création.

Des jeux d’ombres à une frontalité horrifique particulièrement sensuelle et violente, de rivages érotiques vampiriques à l’austérité civilisationnelle, ce jeu de faux-semblants, au coeur d’une société puritaine souillée, qu’est Nosferatu est un envoûtement d’une beauté moderne sidérante où la nuit semble infinie.

Solstice d’hiver et fléaux oubliés, une histoire de ténèbres voraces

Dans l’obscurité constante, l’éclat lunaire à travers les masses nuageuses fait deviner les visages, transformant toute une population en futurs spectres.
Le voyage en présence parvient à trouver une dimension visuelle nouvelle quelque part entre clins d’œil à Murnau, de belles embardées teintées de Faust se font sentir avec entre autres cette main recouvrant la ville, mais également à travers les visions ruines et putrescentes de Herzog. La signature Egger, quant à elle, est toujours là, ne s’est pas faite dévorer par les studios et invite au ravissement.

Par-delà l’effroi et l’horreur, l’atmosphère poissarde et le chaos, Nosferatu est une histoire de chair, d’amour et de sang, un théorème sacrificiel déchirant, une expérience romantique, et non pas romanesque, lancinante.
Et cela, Eggers ne l’a pas oublié.
De fait, la lecture romantique qui a été développée par le passé est belle et bien présente mais atteint des sommets sensibles, et même extra-sensoriels, saisissants. L’expérience est vibratoire, il faut s’en remettre aux zones muettes de l’image. Nosferatu, dans sa mouture 2024, travaille prodigieusement le lien invisible qui unit Nosferatu à Ellen avec un magnétisme particulièrement obsédant.

Dans la structuration de l’image, de son grain et des ses lumières, les espaces sans corps deviennent matières errantes, flux intangible poussant les êtres à entrer en contact. Chaque image que conçoit le cinéaste grâce au travail prodigieux de Jarin Blaschke, qui accompagne Eggers depuis The Witch, est une pièce tout aussi esthétique que narrative.
Nosferatu propose une passerelle vers l’image-mot, et trouve dans ses mécaniques intimes des résonances que d’autres cinéastes n’avaient pas su atteindre.
Le moindre cadre est un prodige de maîtrise et d’hypnose.
Nosferatu réalisé par Robert Eggers est une prouesse de magnétiseur.

Dans son récit, deux drames se jouent. L’aveuglement d’une population qui ne cherche plus les causes du mal et l’origine du fléau à travers la projection apocalyptique de l’union cryptique passée dans le royaume des songes entre Ellen et le vampire.
Le gouffre maléfique est évident pour qui souhaite encore avoir une certaine ouverture spirituelle. Il se glisse dans la moindre parcelle d’atome de la ville.

Voyage cabalistique et songes magnétiques, révélation de l’oubli et ses visages

Dans cette nouvelle vision de Nosferatu, la nature est lointaine, oubliée par une humanité terrée dans ses villes de briques, livre ses secrets et fait parler les mélancoliques, les âmes esseulées, les corps maudits. La parole des femmes est peu prise en compte, l’existence des monstres est moquée, une société d’hommes gouverne avec déliquescence.

Comme à son habitude, le cinéaste travaille le rôle-clé des femmes dans une société en pleine mutation, en pleine aliénation. Il y a cette perspective représentant la moitié de la population qui est occultée, muette, et qui pourtant détient bien des réponses, bien des perceptions qui pourraient sauver de l’effroyable chape environnante, celle de l’industrialisation à venir, celle d’une mondialisation où le vivant ne sera plus que consommable, celle où les ténèbres viendraient à bout de nos rêves de liberté.
Une réflexion structurée à travers le jeu absolument extatique de Lily-Rose Depp, qui livre sa plus grande performance à ce jour, jouant presque du coude avec la folie absolue de Adjani dans le Possession de Zulawski.

Les autres personnages ne sont pas en reste dont le magnifique aveuglement humain et machiste interprété par Aaron Taylor-Johnson et surtout la folie à la frontière de l’absurde du personnage campé par Willem Dafoe, spécialiste des forces occultes submergé par le nombre de croyances et variantes louant tout autant les anges que les démons dans l’espoir de dépasser l’horreur ambiante.

La bête, elle, est énergie obscure suspendue, secret susurré, en l’attente d’une âme suffisamment torturée, planante en dehors des remparts, réceptive aux oscillations des éléments, assez ouverte pour permettre l’intrusion, ne faire qu’un avec un coeur qui bat, emprunter un dernier souffle.
Cette créature, parfois limite dans ses apparats, reste une des plus touchante personnification du démon-vampire.

L’histoire de la fin d’un monde, entre terreurs nocturnes et geôles de briques

Enfin, la reconstitution historique, quant à elle, dada du cinéaste, délivre un étrange sortilège, à l’entre-monde quittant une époque pour dessiner le monde dans lequel nous vivons où nos capteurs sensoriels se bouchent, où la parole des dirigeants devient unique vérité et où nous évoluons dans d’étrange villes illusoires, bien loin de tout réel, espaces sans échappatoires périphériques, si ce n’est l’au-delà.

Dans ce grand virage civilisationnel, dans la formation de la ville moderne, à l’aube de l’ère industrielle, dans cet espace de déracinement de l’homme et sa mise en cellule sociétale, la proposition réussit à constituer une galerie de personnages assez forte où les scientifiques, les religieux et les ésotériques ont des étendues encore mitoyennes et où le couple tenu de main de fer par la mari tend à se fissurer, le corps des femmes commençant une lente mais certaine émancipation, choisissant leurs destins, l’arrachant aux mains d’époux ne promettant que mort du corps et faillite de l’esprit.

Le personnage de Nosferatu, lui, apparaît alors dans cette société cacophonique comme le dernier spectre d’un âge en proie à la nuit, démon tentant sa dernière percée dans une humanité qui n’a plus besoin de monstres pour se consumer, qui en a désormais besoin pour révéler ses néants intimes.
Le comte Orlok perd ses attributs des années 20, son physique poussant à un certain antisémitisme, il perd son caractère romantique déviant 70s, tenu par Klaus Kinski, et retrouve dans sa silouhette les apparats d’un Vlad Tepes, moustache saillante, bien que postiche, jouant in extremis sur le fil du comique et se révélant dans son image de clôture être le plus touchant et vibrant vampire du XXI°s.

Nosferatu, Conte intime, populaire et exigeant, la nuit selon Eggers

Avec Nosferatu , Robert Eggers retrouve le drame intime surnaturel à tendance folklorique, quitte le chemin des gigantismes dessiné par The Northman, et esquisse pour la première fois la voie d’un film tout aussi accessible qu’exigeant.
Chaque image est ravissement rétinien, chaque image est sentier narratif, galerie d’échos hurlant abordant nos sociétés industrielles-monstres, nos rapports humains intéressés et la perte de connexion avec le monde sensible, vivant tout autour de nous entre lumières et ténèbres, dans des croyances abandonnées, ruines de l’ancien monde, et qui pourraient devenir tout autant notre salut que notre perte.


2 réponses à « « Nosferatu » réalisé par Robert Eggers : Critique »

  1. Avatar de princecranoir

    Cette critique est une merveille d’écriture, trempée dans l’encre des pleins tout en traçant son chemin sur des formules déliées. Je suis assez admiratif de cette inspiration d’autant qu’elle ne fut pas mienne lors du visionnage du film.

    J’en suis sorti, comme des deux précédents films de Robert Eggers, animé de la résolution suivante : il ne m’y reprendra plus jamais. Je dois être rétif à ses effets de manche, ses travellings ampoulés, sa direction d’acteurs en surcharge permanente. Sur le fond, pourquoi pas. Sur la forme, je ne peux pas.

    Voilà qui me retiendra pas de te souhaiter une très belle année 2025.

    Aimé par 1 personne

    1. Avatar de Quentin Tarantino

      Merci beaucoup pour ce très beau message et retour sur critique ! Je suis toujours touché par tes mots.

      Je comprends tout à fait ton ressenti concernant le cinéma de Eggers, je suis souvent sur le fil d’être agacé puis il réussit toujours à me faire flancher, à proposer des plans qui me hantent, à toucher une corde sensible en moi… Sacré filou !

      Je te souhaite également une merveilleuse année de cinéma.

      Aimé par 1 personne

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