Une nuit, à Paris, Jacques sauve Marthe d’un saut tragique du Pont-Neuf. Alors qu’ils se livrent l’un à l’autre, ils décident de se revoir. Durant quatre soirées, Jacques réalise qu’il tombe profondément amoureux.
Mais qu’en est-il des sentiments de Marthe à l’égard de Jacques ?

| Réalisateur : Robert Bresson |
| Acteurs : Isabelle Weingarten, Guillaume des Forets |
| Genre : Drame |
| Pays : France |
| Durée : 93 minutes |
| Date de sortie : 1971 |
Robert Bresson est un incontournable du cinéma français. C’est un fait.
Son expérience du cinématographe, comme il aimait tant à le nommer, n’a cessé d’évoluer, de jouer d’épure, de se démarquer des arts périphériques, que sont la littérature et le théâtre, pour faire du cinéma un art indépendant, avec son propre langage, sa propre fonction.
Des Dames Du Bois De Boulogne, co-écrit avec Jean Cocteau, à L’Argent, il y a eu bien des motifs, des coupes, des façonnements qui ont fait le caractère foudroyant et unique du cinéma de Bresson, en dehors de la nouvelle vague, toujours en avance sur son temps, d’ailleurs encore en amont de notre temps.
Bien que son cinéma ait été étudié, analysé, autopsié et manipulé dans toutes ses latéralités, il reste au théorème Robert Bresson des zones d’ombre, des espaces fourmillant d’expressions qui avec le temps sont devenus trésors à exhumer, pellicules à penser.
Par-delà les miracles que sont Au Hasard, Balthazar, Procès De Jeanne D’arc, Lancelot Du Lac ou encore Pickpocket, un secret attendait d’être révélé, enfoui depuis plus de 50 ans, un demi-siècle.
Quatre Nuits D’un Rêveur, en cette année 2025, renaît.

Une nuit, sur le Pont Neuf, une jeune femme, Marthe, tente de mettre fin à ses jours.
Elle pose un livre, socle de l’esprit, sur le bord de l’édifice dédié aux amours, et ses chaussures, socle du corps.
Elle est arrêtée par l’intervention d’un jeune homme, Jacques, artiste naissant.
Il parvient à la résonner. Elle rechausse ses chaussures. Ils déambulent dans Paris jusqu’au domicile de Marthe.
Durant quatre nuits, ils vont se retrouver sur le Pont Neuf, s’ouvrir et partager leurs impasses face à l’amour. Marthe est une damnée, prisonnière d’un amant qui l’ignore.
Jacques est un idéaliste, rêvant l’amour, celui d’un regard dérobé qui obsède.
Réalisé entre Une Femme Douce et Lancelot Du Lac, Quatre Nuits D’un Rêveur est la première création de Bresson durant les années 70, et seconde transposition d’une nouvelle de Dostoievski entre ses mains.
Le cinéaste français reprend les grandes lignes de Les Nuits Blanches, rencontres nocturnes entre deux âmes esseulées, balancier cruel entre deux configurations amoureuses désespérées.
Ici, bien qu’il prenne la situation initiale de Dostoieveski comme canvas, Bresson s’échappe et apporte l’écrit de l’auteur russe dans Paris, post-68, dans une jeunesse en plein renouvellement, tiraillée entre les générations, transpercée entre deux lectures d’un pays, la tradition et l’avant-garde.

Deux âmes, deux lumières, un homme, une femme, le soleil brûlant et la lune magnétique, l’attente et l’atelier, le songe et la création, c’est l’invitation qui vous est faite.
Bresson installe un jeu de plans épurés, dans la tradition de Pickpocket et plaque des voix insérées en post-production, amenant progressivement la conscience du spectateur à lire l’œuvre sous la forme d’un dédale de champs et profondeurs, élan déstabilisant de par l’apparente simplicité de la proposition.
Comme l’indique un personnage-passant, camarade de Jacques, ce qui importe n’est ni l’œuvre, ni l’artiste, mais le geste, celui qui réinvente l’espace et fait trembler la pensée, les perceptions qui semblaient jusqu’ici immuables.
L’idée de contenir le beau, imaginant un parcours de trajectoires périphériques s’opère.
La révélation ne peut être réelle qu’à l’unique condition d’avoir suivi un chemin tortueux, parfois à l’encontre de la logique, enrichi d’expériences, apportant à la lumière des oscillations tonales existentielles, transcendentales.
La nuit, les lumières de la ville se reflètent sur la Seine, une toile impressionniste s’étire.
De la poignée de porte qui rejoint deux espaces délimités, de la lumière qui vient quadriller les corps, du son en tant que matière intangible qui traverse les murs, des tissus qui séparent les peaux ou bien des rendez-vous perdus qui deviennent obsessions absolues, toutes ces situations-anecdotes, images-piliers, mouvements du temps et empreintes fantomatiques font de cette création une œuvre qui ne cesse d’envahir le spectateur, gronder dans ses ressentis intimes, et brosser des réflexions profondes sur l’individu, ses égoïsmes, l’individu, sa solitude.

Marthe, dont le nom résonne et rappelle à Bonnard, elle, s’est construit une cavité dans laquelle l’amour ne peut être que poursuite, où devenir ombre d’un idéal est suffisant pour supporter le poids de la vie, s’émanciper du berceau natal, rêvant d’ailleurs inconnus.
Jacques cultive des idéaux intangibles, poursuit l’amour comme chimère, spectres insaisissables qui nourrissent le rêve devenant art.
Les modèles de Robert Bresson prennent place et irradient de par leurs justesses.
Isabelle Weingarten est aussi magnétique que profondément déstabilisante, délivrant une performance entêtante délicieuse et délicate. Guillaume des Forets, lui, est un Jean-Pierre Léaud vierge, page blanche, une version bressonienne extatique.
Paris module, change de visage.
Les mouvements hippies invitent à de nouvelles perspectives, chemins.
Le chevauchement de générations, d’idéaux, de possibles font de ces quatre déambulations nocturnes l’infini et l’impasse, l’alpha et l’omega, d’un monde capturé dans ses poussières, dans ses microscopiques taches, mises en lumière par l’immensité d’un monde, d’un cosmos, vertigineux, irradiant, quelque part dans le hors champ.
Bresson signe un film sur l’amour, les énergies flottantes et traversantes, le destin, sa douce cruauté, et l’inspiration, insufflée dans le geste, de l’artiste, de l’anonyme, et ses insaisissables silhouettes.
Quatre Nuits D’un Rêveur est sublime, absolument sublime.



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