« Porcherie » réalisé par Pier Paolo Pasolini : Critique

Deux histoires parallèles, au Moyen Âge et dans l’Allemagne d’après-guerre.
Dans la première, un jeune homme affamé au milieu d’une lande volcanique désolée. Il survit, en lutte perpétuelle avec les êtres qu’il croise, mangeant tout ce qu’il trouve : un papillon, un serpent, et plus encore…
Dans la seconde, une famille allemande bourgeoise, dont le père est un nazi, et le fils aimé d’une jeune fille qu’il n’aime pas. Sa passion à lui, est secrète et monstrueuse : il aime les porcs…

Réalisateur : Pier Paolo Pasolini
Avec :  Pierre Clémenti, Jean-Pierre Léaud, Anne Wiazemsky, Ugo Tognazzi, Marco Ferreri
Genre : Drame
Pays : Italie
Durée : 99 minutes
Date de sortie : 1969 (salles) // 5 mars 2025 (ressortie salles)

Malgré les années, les rétrospectives, les expositions, les restaurations et autres célébrations autour de Pier Paolo Pasolini qui ont fleuries, il y a dans le parcours du poète aux écrits corsaires un véritable secret : Porcherie.
Sorti entre Théorème et La Trilogie De La Vie, Porcherie est un pamphlet moqueur et acide regardant droit dans les yeux la décadence de l’ère industrielle, fascisme déguisé sous la dénomination de société de consommation.
Durant plusieurs années, à l’exception d’une ancienne copie DVD, et très récemment d’une édition Blu-Ray, il était particulièrement difficile de pouvoir poser la rétine sur ce poème incendiaire, cynique et lucide.
Une situation encore plus surprenante dès lors que l’on s’attarde sur les acteurs en présence : Ugo Tognazzi, Jean-Pierre Léaud, Pierre Clémenti, Marco Ferreri, Franco Citti ou encore Anne Wiazemsky.

S’il devait y avoir une raison à cette situation, c’est très certainement que l’oeuvre est bien trop consciente de son temps et de ses monstres, de notre temps et de nos monstres.
Porcherie est la clé de voûte de l’étrange équation qui relie Théorème à Salò et qui livre les clés du dédale suspendu de son ultime roman inachevé, Pétrole.
Une rafale qui révèle les ennuis et déviances d’une classe bourgeoise en mal de stimuli, perdant toute raison, faisant de l’humain de la chair à consommer, à user, pour des profits égocentriques.
L’entreprise dévore l’humanité.
La personne morale prend le dessus sur la personne physique, les pyramides féodales résonnent.
Au sommet la volonté de dominer, de posséder et soumettre devient la dernière obsession.

Avec un humour noir, particulièrement corrosif, plein de malice et à la dimension tragique, Pier Paolo Pasolini tisse deux toiles, deux jeunes hommes.
Le premier, Julian, jeune bourgeois nihiliste, est écartelé entre un riche père industriel anciennement nazi, nostalgique de ses pouvoirs déliquescents passés, et sa copine militante communiste, contestataire sans cap. Julian ne s’engage jamais, préfère exister en dehors de mondes-ruines, ou à en devenir. Ce dernier, chaque après-midi, nourrit un amour secret pour la porcherie, sous le regard troublé des paysans, une liaison intime avec les cochons.
Le second, jeune errant à travers le désert, au moyen-âge, sans habits ni nourritures, se bat avec ses semblables pour survivre, prendre leurs vêtements et se nourrir de leurs chairs, créant des communautés cannibales où il règne en chef s’élevant dans la fange sur des charniers populaires, jusqu’à rencontrer la loi, la cité, la civilisation, devenir bandit, condamnable, par un peuple barbare et inquisiteur.

Pasolini reprend sa fresque là où il avait déposé son pinceau dans la scène de clôture de Théorème, dans une lande volcanique, au pied de l’Etna.
Un désert qui est symbole, espace des entre-mondes, purgatoire entre civilisation et au-delà.
Le cinéaste italien continue son cheminement de formules poétiques. Il conserve le réalisme qui a marqué ses premiers pas derrière la caméra mais joue de formes, d’échos, de rebonds dans le montage pour parvenir à créer dans ce double récit une troisième dimension.
Dans cet interstice fait d’invisibles, il convoque de nombreuses figures bibliques bilatérales : le père et le fils, Adam et Ève, les croyants et les impurs.
Entre système féodal, riches industriels nazis et jeunesse communiste contestataire se perdant dans ses messages, une tonalité de société daubée, pourrissante et cacophonique se répand.

Pasolini a rarement été aussi cruel. Porcherie n’offre aucun échappatoire, si ce n’est la mort.
La proposition ausculte les coulisses du monde politique, de la société toute entière, de ses strates, que le réalisateur structure tant dans ses délicieux dédales de palabres que dans sa minutieuse construction topologique, faisant parler les cadres, tant ceux battis par la caméra que ceux suspendus dans la villa en proie à l’abandon, avec une maîtrise saisissante.
Il s’agit ici d’un véritable trésor tendu par Pasolini, jouant d’un humour putrescent, d’une langue-impasse, tout comme d’un langage poétique transperçant, qui plus d’un demi-siècle après sa sortie est encore d’une triste actualité, si ce n’est même une pensée éternelle, qui, dans plusieurs décennies, siècles, résonnera encore.

C’est justement dans ce jeu de paroles, incessantes durant les séquences modernes, presque inexistante durant la période féodale, que Porcherie révèle son véritable coeur : le silence.
Dans sa manière de taire l’essentiel, l’essence du monde, et faire hurler les discordes pour des intérêts personnels morbides, le ver ne cesse de progresser dans le fruit.
En travaillant l’image du fils, Pasolini sculpte l’ombre du père, renvoie au Christ, dévoré par son rôle filial, ne pouvant devenir que l’image de Dieu, son père, égoïste vorace avide d’éternité.
L’image résonne, inonde le cortex frontal, le nouveau Dieu n’est autre que le Leviathan de Hobbes, l’oubli de l’individu dans le corps social, corps social devenu corps industriel. Le fils devient alors entité morale, entreprise, perd son individualité, son corps, son être, pour devenir projection commerciale.

Le mal a changé de peau mais reste inéluctable. Les fils sont condamnés à devenir les pères.
Reste une voie, le nihilisme, ou l’anarchisme, la figure Nietzschéenne, le renoncement à l’empire généalogique, le parricide. Un questionnement venant s’ancrer pleinement dans l’existence de Pasolini, fils d’un membre du Parti National Fasciste.
Dans le désert, une voix résonne, libre : « J’ai tué mon père, j’ai mangé de la chair humaine et je tremble de joie. »

Quelque part entre fascisme, communisme, néo-liberalisme, nihilisme et milieux ouvriers sacrifiés, Pasolini peint la toile politique italienne, la toile internationale en marche, tout en complexités, tout en symboles, d’une génération toute entière fonçant droit sur son annihilation.
Pasolini joue des motifs antiques, modelés avec Médée et Oedipe Roi, et écrit un poème d’avant-garde, prolongement de la prose de Théorème et silhouette de l’ultime Salò ou Les 120 Journées de Sodome.
Porcherie est le plus abstrait travail du cinéaste, la capture de ses intimes convictions, les plus profondes, les plus tranchantes, celles qui mettent à mal les moralisateurs et qui éveillent le scandale, chemin de pensée incontournable pour soulever l’impasse crasse dans laquelle baigne la civilisation, en proie à l’engloutissement par le capitalisme, faisant du moindre être social un esclave.

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