« Nicotine » réalisé par Evgueni Ivanov : Critique

Un jeune homme rencontre une jeune femme, il s’éprend d’elle, se fait trahir et meurt.
Au cœur de la scène rock post-soviétique, à Saint-Petersbourg, une séance d’A Bout De Souffle est organisée. Un jeu de miroir commence entre fiction, formes narratives et hurlements du réel.

Réalisateur : Evgueni Ivanov
Acteurs :  Natalia Fisson, Oleg Kovalov, Sergueï Rousskine
Genre : Drame
Pays : Russie
Durée : 67 minutes
Date de sortie : 1993

Evgueni Ivanov est un secret du cinéma russe, un créateur oublié, aux films presque perdus.
En 2025, un film du cinéaste, son premier long-métrage, Nicotine, hante et traverse quelques salles hexagonales, au compte-gouttes, La Petite Salle de l’institut audiovisuel de Monaco et Le Balzac à Paris.
En dehors des frontières russes, une seule copie en circulation, numérisée par la Cinémathèque de Toulouse.

En plein Saint-Petersbourg au lendemain de l’URSS, un jeune homme issu des milieux underground, particulièrement fertiles, traverse la ville, spectre qui distille avec discrétion les graines d’une culture souterraine.
Dans les rues, les vitrines des magasins commencent à être rongées par la main mise de l’impérialisme États-uniens. Les disquaires mettent en avant The Rolling Stones, les vendeurs portent des t-shirts à l’effigie du drapeau de l’Oncle Sam.
Dans les rues, des hommes en costume épient, cherchent, ils sont l’œil de l’Etat, ceux qui font déferler une police aux airs de milice.

Entre appel d’un libéralisme vorace et couloirs gardés par un autoritarisme sauvage, Ivanov dessine par-delà la population, sous la forme d’un collage frénétique, les êtres et corps qui parcourent la ville, par l’axe des invisibles que cela soit les marginaux ou les services secrets. Le cinéaste sculpte actes après actes, répressions après répressions, le visage de la Russie à venir.
Les portes de l’Occident s’ouvrent, les puissances mondiales s’engouffrent pour dévorer et arracher leurs parts du gâteau. Le Rock N Roll Suicide de David Bowie inonde les appartements. La proposition s’engage dans un voyage tout aussi visuel que sonore, croisant une image noir et blanc tranchante comme un rasoir à une atmosphère générale appelant à la transe, à la sortie de chair, au cri brut par de-là le crachin.
Dans l’interstice à travers laquelle la Russie tente de se relever, la population est prisonnière et ne peut que s’exprimer par les réseaux alternatifs, dissidents, dans les sous-sols, à l’entre-étage ou sur les toits, à bonne distance des ouïes et des regards traînants. L’écho des pas résonne, gronde, éveille.

Bien que le film s’amuse à jouer des motifs de Godard, appelle à une nouvelle vague russe, allant jusqu’à convier le fantôme du cinéaste français lors d’une séquence d’interview, Nicotine se trouve être un pur film de son temps et en rien un remake.
Il y a cet étau vivace d’un cinéma en pleine ébullition dans lequel la réalisation d’Ivanov vient s’ancrer, quelque part entre les 80s, le cinéma punk de Jarman et les souterrains de The Last Of England, le Assa de Soloviov ainsi que L’Aiguille de Nougmanov, et la fulgurance du début 90s, le Europa de Lars Von Trier de par la fluctuation du régime, le cinéma militant et irrévérencieux de FJ Ossang ou encore le Lost Highway de David Lynch de par sa quête de corps aussi attirants que fuyants.

En citant d’ailleurs Assa, qui questionnait la scène underground face au basculement sociétal qu’engendrait la perestroika, et L’Aiguille, qui suivait la chute dans l’héroïne d’un jeune rocker interprété par Victor Tsoi chanteur du groupe Kino, ce Nicotine apparaît comme une projection, une suite à l’après URSS.
Trois films qui pourraient alors trouver une voie pour ne raconter qu’une jeunesse, celle d’un pays mutilé, en mutation et à la force répressive inouïe.
Ivanov retrouve alors la force de Godard dans sa manière de travailler le montage, reprenant une dimension collage très répandue dans les sphères punk, pour un récit d’impasse et de déambulation, ne cessant de réinventer ses dynamiques en visitant les arcanes du cinématographe : comédie, crime, tragédie, burlesque et documentaire.

Nicotine est une antichambre, une pièce secrète, particulièrement intéressante permettant de saisir l’entre-URSS/Russie, auscultant une jeunesse dans l’espoir d’un nouveau souffle, d’une nouvelle vague, invoquant Godard comme entité rédemptrice, pendant qu’elle construit activement son propre chemin, sa propre lutte, entre les balles et les dalles.
Ivanov signe un film aussi envoûtant que troublant.

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