Le réalisateur retourne à Bologne où il séjourna vingt ans plus tôt. Entre l’Italie des « années de plomb » et celle de Berlusconi se tissent les liens d’une mémoire fragmentaire, lacunaire et tragique.

| Réalisatrice : Vincent Dieutre |
| Genre : Documentaire expérimental |
| Pays : France |
| Durée : 61 minutes |
| Date de sortie : 2003 |
C’est une vue suspendue, un voyage bi-dimensionnel d’une ville, Bologne, séparé par deux décennies, écartelé par les vibrations d’une explosion et de l’empire Berlusconi.
L’histoire d’un homme, qui retourne dans une ville, celle de ses premières fois, vingt ans plus tard, se remémorant des spectres, des rues, des paroles et des gestes.
Les bâtiments sont les mêmes, les habitants également mais quelque chose a changé, une main, une force s’est immiscée, a investi la pierre, les âmes.
Un souffle maudit a pris possession de la ville de coeur de Pier Paolo Pasolini.
Une onde a fait moduler les souvenirs d’un regard, celui de Vincent Dieutre.
En suivant le même procédé que pour Entering Indifference et Bonne Nouvelle, Bologna Centrale croise le documentaire et la figure de style cinématographique qu’est l’autofiction.
Des premiers voyages à Bologne, tout juste âgé de quinze ans, au retour, tel un étranger, quatre jours avant les attentats de Bologne, de sa première expérience intime à la découverte d’un militantisme ardent, le personnage alter-ego de Vincent Dieutre mêle narration intime, mise en surimpression des Années de Plomb et constat d’un lui futuriste.
Dans ces chevauchement et union des temps, des lieux, des pensées et vacarmes des blocs politiques, la proposition parvient à tisser un délicat voile, mouvement sensible, permettant de ressentir une période, la comprendre par l’émotion et ses fantômes.

Prenant place post-assassinat de Pasolini, traversant la période du meurtre d’Aldo Moro, dirigeant de la Démocratie Chrétienne, et trouvant son point de chute à l’attentat de la gare de Bologne, la voix de Vincent Dieutre accompagne le regard, devient fil narratif.
Quelque part entre le News From Home de Chantal Akerman, lecture d’échanges épistolaire mère-fille avec des images de New York, et le Blue de Derek Jarman, travaillant le texte et les mots avec pour image un fond bleu statique incandescent, Bologna Centrale travaille l’image comme écho de mots.
Parfois rieur, parfois tragique, tantôt impasse, tantôt rêveur, l’échange entre le son et l’image, la parole et le cadre, façonne une lecture ainsi qu’une structure complexe et complète d’une époque aussi dangereuse que magnétique dans cette Italie explosive de années 70.
Tout d’abord déstabilisant de par sa forme, le périple pousse le spectateur à un effort personnel, invite la construction mentale à décrypter le geste Dieutre, son langage et sa grammaire de cinéma.
Contrairement au cinéma d’Akerman laissant imaginer les spectres dans ses plans fixes et errances, le cinéaste français, lui, va à la rencontre des présences fantomatiques, donne corps à ses dernières, que cela soit par des silhouettes arrachées au montage, le jingle radiophonique renvoyant à l’arc-en ciel du Magicien d’Oz ou bien encore de par ses jeux de voilages apportant à la mémoire un passé hanté à explorer.

La voix conte les mouvements étudiants, les étreintes délicates, l’emprise de l’héroïne et entre en collision avec le présent, celui des années 2000, ère où la télévision-lobotomie de Berlusconi, à la botte d’un capitalisme vorace américain, rampant depuis le plan Marshall et en attente de son retour sur investissement, a finalement gagné.
L’architecture est toujours la même, héritage italien, parfois dramatique écho Mussolinien, mais à l’intérieur, le néo-fascisme, la société de consommation, a anéanti le pays de Da Vinci, Dante Alighieri, Gramsci et Pasolini.
Sous les arcades demeurent McDonald, Timberland et consorts.
Sous les arcades, lourdes d’histoires, il n’y a plus que récits industriels, monstres qui dévorent les cultures, récits et populations, sous le joug d’une uniformisation faisant de l’humain un consommateur, jusqu’à sa chute où il se transformera en consommable.
Bologna Centrale réalisé par Vincent Dieutre est très certainement l’expression la plus consciente et envoûtante traitant des années de plomb, ignorant le catalogue historique pour plonger dans l’expérience poétique, la lecture des énergies invisibles, mais bien plus que cela, la création du cinéaste est un essai troublant sur les tourbières boulimiques, sorts lancés par une mondialisation impersonnelle, qui aujourd’hui ont eu raison du bloc occidental.
Nous étions au début des années 2000, l’impasse était flagrante.
Aujourd’hui, 25 ans plus tard, l’impasse s’est transformée en gouffre.



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