« Jeunesse (Les Tourments) » réalisé par Wang Bing : Critique

Les histoires individuelles et collectives se succèdent dans les ateliers textiles de Zhili, plus graves à mesure que passent les saisons. Fu Yun accumule les erreurs et subit les railleries de ses camarades. Xu Wanxiang ne retrouve plus son livret de paie. Son patron refuse de lui verser son salaire. Du haut d’une coursive, un groupe d’ouvriers observe leur patron endetté frapper un fournisseur. Dans un autre atelier, le patron a décampé.

Réalisateur : Wang Bing
Genre : Documentaire
Durée : 227 minutes
Pays : Chine
Sortie : 2 avril 2025

Jeunesse (Les Tourments) est très certainement le film que j’attendais le plus de cette année 2025, avec également le troisième acte de cette trilogie documentaire, Jeunesse (Retour au Pays), qui sortira dans quelques mois.
Il y a de cela plus d’un an, presque deux ans pour ceux qui étaient à Cannes, Wang Bing proposait son nouveau voyage documentaire, au coeur de la Chine des ateliers textiles, à Zhili avec Jeunesse (Le Printemps).

Jeunesse, fresque en trois temps, intègre les formats fleuves du cinéaste à la manière de A L’Ouest Des Rails, portant le regard sur le déclin d’un quartier-usine à Shenyang, ou encore de Les Âmes Mortes, exhumation d’une parole enfouie, celle de ceux envoyés dans les camps anti-droitiers, opposants au régime communiste de Mao.
Le cinéaste prolonge l’observation débutée dans Agent Amer, tourné entre 2014 et 2016, qui soulevait déjà la problématique des usines textiles.
Ici, Wang Bing affine la rétine et observe principalement la jeunesse, celle qui migre depuis les campagnes espérant parvenir à suffisamment économiser pour s’affranchir de conditions sociales familiales rurales précaires.

Là où la première partie du documentaire venait à explorer les premières saisons dans les ateliers, celles de jeunes plein de vie, d’espoir, laissant jaillir lumières intimes entre jeux taquins, farces et amourettes au rythme épuisant des machines à coudre laissant présager des spectres et des vertiges sans jamais les percuter de plein fouet, la seconde partie, elle, s’attelle à constater l’épuisement physique et mental mais également à plonger au cœur des relations entre ouvriers, patrons et marche martiale du marché.
Les néons qui annihilaient la structuration du temps dans Le Printemps, s’affranchissant du jour et de la nuit, viennent ici à claudiquer, à s’éteindre, Jeunesse (Les Tourments) est sombre.
Il s’agit d’un labyrinthe humain fait de négociations, de survie et d’impasses.

La danse incessante des profils de Jeunesse (Le Printemps) vient à se canaliser, la caméra qui durant le premier acte venait à saisir les lieux et les vies traversantes vient ici à se focaliser sur l’humain, ses origines, ses motifs et ses interrogations personnelles.
Le caractère cacophonique et assourdissant s’estompe, les paroles s’échappent, les échanges se structurent.
Bien plus qu’un film d’ateliers, l’essai se dirige vers le film de dortoirs, centre névralgique où les dynamiques ouvrières prennent forme, où les négociations tarifaires naissent, où les conflits et unions s’élancent.

Wang Bing parvient d’un atelier à un autre, à définir une industrie, sa verticalité, les emprises voraces des marchés, les prix fluctuants et une mondialisation qui ne cesse de casser les marges pour de plus grands profits.
Des affrontements physiques entre fournisseurs et patrons aux abandons d’ateliers entiers, la précarité ambiante ne cesse de se dégrader.
A Zhili, le réalisateur capture le bas de l’échelle, les relations entre ouvriers et patrons d’ateliers.
Il oppose et laisse entrevoir des étranglements, des pressions qui mènent des patrons eux-mêmes à ne plus pouvoir payer, poussant ces derniers à fuir et abandonner dans leurs sillages des ateliers sans recours, la plupart des ouvriers ayant été employés sans contrats, laissant tout juste de quoi financer le ticket retour dans une campagne natale où les terres ont été reprises et redistribuées progressivement par l’Etat.

Zhili se transforme en ghetto, lieu hors des lois où l’humain, malgré lui, s’enferme progressivement dans les carcans de l’esclavage moderne, lieu où la police n’intervient plus faisant de ces individus des sujets en péril constant, sans ressources, sans recours.
Les baraquements dans lesquels les ouvriers sont entassés rappellent l’horreur absolue des locaux de l’asile psychiatrique de A La Folie, barreaux aux fenêtres et monticules de déchets.
L’humain a été avalé, digéré, rejeté.

Wang Bing touche à un lieu que l’on pensait imaginaire, celui du bout du monde, l’impasse humaine, cet au-delà où les courants ne poussent plus que vers le vide et l’oubli.
A la façon de la tanière de L’Homme Sans Nom, le réalisateur forme une cavité collective, le quartier textile de Zhili, lieu qui alimente la Chine, et le monde, d’habits pour enfants au prix de l’âme et des corps de centaines de milliers d’individus.

Jeunesse (Les Tourments) est un cauchemar, une vision d’horreur, crue, brute, qui pourtant et comme toujours chez Wang Bing réussit à ne jamais se fourvoyer dans le piège facile du misérabilisme.
Le cinéaste observe une jeunesse en constante lutte, ne se laissant jamais aller à la résignation.
Le rythme de ce second chapitre se structure, les situations s’éclaircissent et la lecture de l’enfer qu’est la ville de Zhili, son écosystème-ogre, se révèle pleinement. Vertigineux.

PS : activez votre moteur de recherche, creusez autour de la ville de Zhili.
De nombreux articles vous parleront d’un miracle économique, des vidéos vous montreront des ateliers modernes et sains. Wang Bing, lui, comme à chaque fois se faufile derrière la vitrine et saisit le réel.

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Une recherche d’oeuvres oubliées, de rétines perdues et de visions nouvelles se joue.
Voyages singuliers, parfois intimes, d’autres fois outranciers, souvent vibratoires et hypnotiques.
De Terrence Malick à Lucio Fulci et Wang Bing, en passant par Jacques Rivette, Tobe Hooper, Nuri Bilge Ceylan, Agnès Varda, Lav Diaz ou encore Tsai Ming-Liang, laissez-vous porter par de nouveaux horizons, la rétine éberluée.

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