« Tardes De Soledad » réalisé par Albert Serra : Critique

À travers le portrait du jeune Andrés Roca Rey, star incontournable de la corrida contemporaine, Albert Serra dépeint la détermination et la solitude qui distinguent la vie d’un torero. Par cette expérience intime, le réalisateur de Pacifiction livre une exploration spirituelle de la tauromachie. Il en révèle autant la beauté éphémère et anachronique que la brutalité primitive.

Réalisateur : Albert Serra
Genre : Documentaire
Durée : 125 minutes
Pays : Espagne, France, Portugal
Sortie : 26 mars 2025

Albert Serra est principalement connu pour ses films plongeant dans l’histoire pour y montrer la décadence d’une humanité déclinante, croisant dans Histoire de Ma Mort le mythe de Casanova à celui de Dracula, adaptant les errances de Sancho et Don Quichotte dans les plaines désertiques espagnoles avec Honor De Cavalleria, ou encore travaillant les gestes rituels accompagnant la mort de Louis XIV.
Le réalisateur avait su surprendre son public en 2022, avec Pacifiction, en explorant son époque contemporaine, localisant son récit en Polynésie Française, avec un curieux thriller paranoïaque sur fond de conflit mondial imminent.

Un point commun noue ces films, le geste singulier d’Albert Serra.
Ce mouvement entêtant, cette sensibilité comateuse, tant narrative qu’intellectuelle, se joue dans le plaisir de scandaliser le spectateur tout comme dans la volonté de concevoir des espaces réflexifs où la durée coulante des plans permettent de développer la pensée et les idées.
En cela le cinéma de Serra consiste en une rythmique chaloupée, faite de rituels glissants, jusqu’à la rencontre de la bête, celle inhérente à chaque être humain, celle qui mène l’individu au chaos, poussant progressivement la vie vers la mort, en passant par une blême folie.

Un maniérisme que le cinéaste n’a cessé de développer et nourrir avec son autre branche créative, entre cinéma expérimental et installations vidéo.
Dans ce sentier moins connu de son oeuvre on peut soulever le cas Les Trois Petits Cochons et sa durée de 6060 minutes, soit un total de 101 heures, ou encore l’étrange The Names Of Christ partiellement filmé dans les couloirs de MACBA s’interrogeant sur la difficulté de représenter ou nommer les concepts abstraits.

Tardes De Soledad marque tout à la fois le passage du cinéaste par la case documentaire mais également son retour en terres espagnoles, après près d’une décennie à tourner des long-métrages dans la langue de Molière.
La proposition fait alors se toucher les deux branches de la carrière du cinéaste entre son cinéma taillé pour les salles obscures, d’une part, et l’installation expérimentale, dépassant l’image pour libérer le spectateur de sa passivité, d’autre part.

En suivant Andrés Roca Rey, Albert Serra propose de s’immiscer sans jamais interférer dans le quotidien de ce jeune matador de renom, d’une arène à une autre, d’une mise à mort à une autre.
Le réalisateur resserre sa focale, va au plus proche de l’affrontement, de la chair, au point de ne plus pouvoir contenir à la fois le torero et le taureau.
Une proximité que du haut des gradins on ne peut atteindre, une proximité corrosive qui pousse la rétine spectateur à plonger dans une tradition et sa barbarie.

Ici, l’approche est loin d’être folklorique. Seuls les tissus, costumes et postures apportent cette dimension. Serra recentre son cadre pour ne pas se laisser dépasser par l’extérieur, écosystème grondant qui s’immisce par delà l’affrontement. Nous sommes assourdis, tétanisés.
Dans l’arène le public est hors champ, une présence fantomatique assourdissante, foule d’ogres en délire.
Dans l’arène le torero, lui, est isolé face à la bête jouant sa vie dans la moindre cabriole.
Dans l’arène le taureau, lui, n’a pas d’échappatoire, pris de panique, il se débat et devient le Behemoth tant attendu par la foule malade.

La triste valse prend son rythme et devient vorace, le champ de vision devient rouge, la mort s’esquisse.
La Valse Triste de Jean Sibelius pénètre nos ouïes, le drame est difficilement regardable.

Serra zoome, filme l’agonie, le dernier souffle, l’oeil qui se ferme et la carcasse tractée en dehors de l’arène.

A travers cette dualité, qui oppose le torero au taureau, les parallèles bibliques vont bon train et l’image souhaitée par l’institution corrida, projetant le torero au statut de martyre, de divinité future, porté par les larmes de la Vierge, face à la primalité des bêtes, force de la nature, lieu du malin, tend à se renverser.
Ici, les monstres, ne sont qu’humains. Serra parvient à capturer l’étonnante capacité de notre espèce à esthétiser la violence pour en faire art.

Il est difficile de ne pas constater et reconnaître le savoir-faire du jeune Andrés Roca Rey.
Sa gestuelle est hypnotique, son corps parait déroger aux règles physiques.
Pourtant l’horreur est absolue.
Le taureau ne peut se soustraire au guet-apens, alors, lames dans l’échine il se bat, alors, langue pendante, il tente une dernière parade pour emporter avec lui l’un de ses oppresseurs.

Le face à face s’éternise, devient miroir.
Le torero est devenue entité divertissante et sacrifiable, moralement protégé par ses parures et rituels, s’imaginant devenir symbole éternel s’il s’écroule sur la piste, il ne reste pourtant qu’une âme en passe d’être annihilée, une âme en passe à l’oubli pour une poignée d’acclamations et des rivières de sang.

Sortie de piste, la caméra de Serra suit Andrés dans le minibus, jusqu’à l’hotel, là on y découvre un monde d’hommes, où tout n’est que question de testostérone et de machisme toxique, un étrange virilisme insidieux porte jusqu’à une étonnante dimension homoérotique, vision troublante, que le réalisateur saisit à merveille, que cela soit protégé derrière les barricades lors d’accolades ou bien lors d’une séquence d’habillage particulièrement sensuelle.

Cependant cet érotisme est également impasse car dans cette existence, dans ce rapport à la vie par le prisme de la mort, il n’y a que solitude et crépuscule.
Le torero ne vit pleinement que lors des fins d’après-midi, épuisé, le taureau à ses pieds, recouvert de sueur, de sang et de plaies.
Une dose d’adrénaline devenue drogue, un furieux besoin de gloire et d’esquive de la faucheuse, une folie absolue.

La nuit, dans le calme, à la veille de la rencontre, les apparats tombent.
Le taureau, depuis son ranch, observe la caméra, ressent le drame à venir.
Le torero, lui, sans vie, si ce n’est l’obsession de la corrida, se retrouve seul, sans famille, sans lieu de vie, dans une chambre d’hôtel impersonnelle, seul pour être sûr d’accepter de défier la mort.
L’attente des condamnés, ceux qui se rencontreront dans l’arène se joue : l’un, malgré lui, l’autre, pour une fortune éphémère.

Tardes De Soledad est une expérience épuisante autant moralement que physiquement.
Albert Serra capture la substance même de la tauromachie, son magnétisme et son horreur, la grâce morbide d’un corps flottant et la terreur d’un corps mourant.
Une danse insoutenable, un geste de cinéma étourdissant.


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