« Yi Yi » réalisé par Edward Yang : Critique

Ingénieur en informatique âgé d’une quarantaine d’années, père de deux enfants, NJ fait partie de la classe moyenne taïwanaise. Le soir du mariage de son beau-frère, deux événements vont ébranler sa vie : sa belle-mère tombe dans le coma et son ancien amour de jeunesse ressurgit après vingt ans d’absence. C’est l’heure de la remise en question pour NJ : est-il possible de tout quitter et de repartir à zéro ? 

Réalisateur : Edward Yang
Acteurs :  WU Nien-Jen, Issei OGATA, Elaine JIN, Kelly LEE, Jonathan CHANG
Genre : Drame
Pays : Taiwan
Durée : 173 minutes
Date de sortie : 
2000 (salles)
6 août 2025 (ressortie salles)

Il m’aura été absolument impossible d’obtenir une entrée pour La Ruée Vers L’Or réalisé par Charlie Chaplin, séance d’amorce de Cannes Classics, et du festival, cette dernière ayant lieu avant la cérémonie d’ouverture.
Une déception lorsque des dizaines d’autres accrédités témoignent du fait que les tickets sont restés durant des heures disponibles, mais apparemment pas pour mon pass.
Enfin bon, ce n’est rien car au final, je commence le Festival de Cannes 2025, à 10h00, mercredi 14 mai 2025, devant le monument Yi Yi réalisé par Edward Yang, dans une toute nouvelle restauration 4K qui sortira dans quelques semaines en France sous la houlette de Carlotta Films.

Edward Yang, c’est une grande histoire d’amour, un étrange mélange de caresse et d’apnée, de délicatesse et de cruauté.
Contrairement à bien des cinéastes dot j’avale le filmographies, j’aime prendre mon temps et découvrir lentement la filmographie de Yang.
A ce jour, je découvre pour la toute première fois Yi Yi, après m’être déjà aventuré dans les toiles douce-amères de Taipei Story, The Terrorizers et A Brighter Summer Day.
Grand expérimentateur visuel et narratif, Edward Yang a continuellement repoussé les limites de la forme et du fond, sans s’enfermer dans l’hermétisme expérimental, portant parfois ses réalisations à installer une dizaine de personnages principaux pour un film, avec Confucius/Confucian Confusion, approcher les quatre heures de durée, avec A Brighter Summer Day ou encore faire des lieux en présence de véritables titans définissant les personnages, des villes à l’image d’une société broyée par une décennie sous loi martiale, et ses ruines émotionnelles, avec Taipei Story et The Terrorizers.

C’est dans la salle Bunuel que la renaissance de Yi Yi va avoir lieu, dernier film d’un cinéaste décédé prématurément, en pleine ébullition intellectuelle, laissant une filmographie réduite mais incontournable de sept films.

C’est lors d’un mariage qu’une famille toute entière se distend, traverse une période de troubles.
Le frère du marié voit sa belle-mère plonger dans le coma, au même moment son amour de jeunesse fait sa réapparition.
Edward Yang, dans ce cadre, pousse le moindre membre de la famille à l’écartèlement entre perte de l’être aimé et révélation de crevasses que le temps avait réussi à masquer.
Les amours-illusions, la naissance des passions, l’oubli de la vie et la crainte de l’oubli à échelle individuelle s’engagent dans une grande valse au milieu des mille et une lumières de la ville.

Edward Yang s’élance dans le façonnement d’une fresque, non pas vouée à l’ordre chronologique comme ressort narratif dictatorial mais se pliant à la structuration d’une grande famille taïwanaise, ses générations, ses histoires, voies divergentes et pistes reconduites, au cœur d’un pays dans l’ombre du géant chinois, redoutant le sort hongkongais, et vampirisé par un impérialisme étranger international tant japonais qu’états-unien s’imposant sur les champs à la fois culturels, idéologiques et technologiques.

En un travail de près de trois heures, le cinéaste taïwanais, qui tourne son ultime film, tisse une toile réunissant l’entièreté de ses obsessions, celles d’un pays épuisé par la nécessité de trouver sa place entre traditions résistantes et modernismes voraces.
Le temps d’un coma, le temps d’une suspension d’âme, le présent s’arrête et invite autoritairement, par des coups du destin, à faire le bilan pour les parents et à expérimenter pour les plus jeunes.

Chaque personnage incarne une pièce charnière de la population taïwanaise tant culturellement, politiquement que socialement.
Edward Yang, comme il l’avait proposé avec The Terrorizers et A Brighter Summer Day, croise des récits traversants qui se rencontrent, se percutent et s’alimentent.
Le réalisateur observe l’onde tantôt fracassante, tantôt harmonieuse de cette galerie de personnages qui ne peut se contenir aux membres de la famille et œuvre jusqu’aux voisinages, collègues ainsi que camarades de classe. Un geste gracieux et d’une justesse étourdissante venant ouvrir progressivement son cadre jusqu’à interroger dans le regard spectateur la moindre existence prenant place derrière la moindre fenêtre éclairée.

La proposition du cinéaste taïwanais est une vision au microscope du Koyaanisqatsi de Godfrey Reggio, des saisies d’individus portés par des flux qui les dépassent et dont ils sont pourtant les acteurs. Bienvenue dan la fourmilière.
Des plans aériens à la promiscuité des appartements, il y a une mise en parallèle d’un pays en perpétuel modulation, en pleine évaporation, les McDonalds fleurissent, les publicités crachent le nom des impérialismes, la vie d’entreprise ne promet que fortune en pactisant avec un étranger aux vues d’un colonialisme fantomatique.
Et à l’inverse de cette terrible marche, celle du capitalisme-vampire, se trouve le glouton chinois rêvant d’engloutir définitivement Taïwan, alors, par chance, reste la jeune.
Les enfants, les adolescents, ne veulent pas d’une vie d’asservissement, eux, souhaitent la liberté par les arts et l’amour.

Yi Yi est un véritable ravissement, une toile tissée avec le plus grand raffinement, paramétrant la plus minime interaction humaine, organisant le plus discret détail du cadre, pour offrir cet éventail aux textures et matériaux hétérogènes et à l’alchimie singulière, celles de vies suspendues, celles d’un pays qui retient son souffle, sentant sa souveraineté se dérober sous ses pieds et ne cessant pourtant de lutter pour son existence, à chaque marche générationnelle.
Un très grand film.

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