« L’Agent Secret » réalisé par Kléber Mendonça Filho : Critique

En 1977, au Brésil, Marcelo, un homme d’une quarantaine d’années au passé obscur, arrive à Recife alors que la ville est en pleine effervescence carnavalesque. Il s’y rend pour retrouver son jeune fils et tenter de reconstruire sa vie. Cependant, son projet de renouveau est compromis lorsque les échos de son ancienne vie refont surface.

Réalisateur : Kléber Mendonça Filho
Acteurs :  Wagner Moura, Gabriel Leone
Genre : Drame, Espionnage, Fantastique
Pays : Brésil
Durée : 158 minutes
Date de sortie : 
18 mai 2025 (Festival De Cannes / En compétition)

C’est l’un des rendez-vous que je ne voulais rater sous aucun prétexte.
Kléber Mendonça Filho est un grand nom, porte d’entrée pour partir à la conquête d’un cinéma brésilien résistant, au lendemain du gouvernement tyrannique Bolsonaro, mais aussi voie essentielle pour questionner le monde, ses ruines, échos et histoires par le biais d’idées formelles singulières et de récits vibrants faisant se croiser lieux et générations.
Mendonça Filho, en dehors de sa carrière, représente aujourd’hui le chef de file du nouveau cinéma brésilien, tout un territoire encore secret aux reliefs nommés : Julia Murat, Marco Dutra, Juliana Rojas ou encore Gregorio Graziosi.

Après trois long-métrages fabuleux, et particulièrement féroces, à savoir Les Bruits De Recife, Aquarius et Bacurau, qui prenaient des dynamiques carpenteriennes dans leurs manières de travailler les affrontements et les positions, nouveau maître du cinéma d’assaut, le cinéaste était revenu il y a trois ans avec un documentaire, Portraits Fantômes, autour du temps et des salles de cinéma qui se sont progressivement évaporées de la ville de Recife, ville dans laquelle il évolue depuis l’enfance.
Le réalisateur s’essaie avec L’Agent Secret à une synthèse de son cinéma, entre la réalité de Recife, les gouvernements oppresseurs successifs, la mémoire des corps, la résonance des lieux et la nécessité d’un peuple résistant dressé face à la corruption.

Ici se dresse face au regard spectateur un étrange labyrinthe, aussi hermétique que synthétique, une masse filmique aux allures de forteresse imprenable qui dans son déroulé fait tomber ses murs pour susurrer un songe, un reflet destiné à devenir spectre qui hante les générations, secret qui sauve un peuple tout entier, image qui se stabilise jusqu’à devenir lame perçante, un murmure qui devient cri.
Ici, le cinéma d’auteur sort de sa tour glaciale et embrasse le grand public.

Mendonça Filho propose un récit qui compile les territoires obscures d’une société aveuglée.
Le cinéaste regroupe des personnages, une très large galerie, sans véritablement les définir et s’amuse à perdre progressivement l’attention du spectateur tout en maintenant la tension avec un délicat montage entre hallucination et somnolence. Dans l’interstice des deux mouvements qui touchent à l’inconscient, le monde se joue.
Un geste qui se révèle être un obsédant jeu de piste, sentier qui au fur et à mesure du déroulement de l’intrigue ne cesse de changer de forme, de ton, d’écrin pour finalement parvenir à construire une immense pièce de cinéma à partir de ruines oubliées, celles du cinéma, celles du Brésil.

L’Agent Secret est en cela un film sur la mémoire et sa sauvegarde, envers et contre les oppresseurs, de l’agent corrompu au président totalitaire, pour la liberté, de la salle de cinéma à la rue.
Mendonça Filho, en cinéphile acharné, structure un fil rouge qui porte du cinéma politique au cinéma horrifique, du film d’espionnage au film social, de la sensation du réel aux échappées fantastiques.
En jouant sur un patchwork de cinémas, et leurs échos bis, le cinéaste rappelle à quel point l’art tout comme l’humain tend à oublier le passé et s’engouffre dans la consommation du présent, jusqu’à se répéter dans sa grâce tout comme dans ses mouvements appelant à la terreur.

En situant l’histoire entre deux temporalités, le présent, dans un laboratoire universitaire faisant renaître des bandes sonores, et le passé, autour d’une histoire de famille et d’espionnage, le cinéaste parvient à tirer l’arche perdu, celui qui joint les générations, exhumant d’anciens enregistrements pour pointer les structures autoritaires de temps révolus qui aujourd’hui viennent à renaître.
Déconcertant, tout d’abord, dans ses glissements stylistiques, ses cassures rythmiques, L’Agent Secret prend les apparats d’un vase cassé, aux bordures arythmiques, qui dans son parcours, désir, de renaissance touche juste, interroge bien plus loin que le Brésil, questionne jusqu’à nos quotidiens et la connaissance de l’existence de nos ancêtres, et ce même les plus proches.
La paroles est incessante, le témoignage, lui, finalement, est rare.

Dans ces méandres, les couloirs d’un inconscient collectif naissent, l’unique outil pour ne pas sombrer dans les ténèbres, ceux de l’Histoire.
Le cinéma se rappelle à nous dans sa kinesthésie, dans son rapport de l’art en mouvement ancré dans l’éternité, la clé mémorielle qui pourrait sauver celui qui a encore la curiosité de penser.

Kléber Mendonça Filho signe son oeuvre la plus trouble, la plus biscornue, pour accèder à des perceptions ensevelies et touche bien plus loin que ses oeuvres passées pourtant déjà d’une grande lucidité.
Dans sa manière de travailler l’image, de la rendre acidulée, aussi caniculaire qu’insouciante, aussi organique que crépusculaire, le cinéaste dépasse son simple cinéma fait d’assauts et de résistance et accepte la mort, celle qui devient archives, entité qui ne meurt jamais, écho de toute une existence qui ne peut cesser de se battre.
L’Agent Secret est un très grand film.

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