« Jeunesse (Retour Au Pays) » réalisé par Wang Bing : Critique

Le Nouvel An approche et les ateliers textiles de Zhili sont quasi-déserts. Les quelques ouvriers qui restent peinent à se faire payer avant de partir. Des rives du Yangtze aux montagnes du Yunnan, tout le monde rentre célébrer la nouvelle année dans sa ville natale.
Pour Shi Wei, c’est aussi l’occasion de se marier, ainsi que pour Fang Lingping. Son mari, ancien informaticien, devra la suivre à Zhili après la cérémonie. L’apprentissage est rude mais ne freine pas l’avènement d’une nouvelle génération d’ouvriers.

Réalisateur : Wang Bing
Genre : Documentaire
Durée : 154 minutes
Pays : France, Luxembourg, Pays-Bas
Sortie : 9 juillet 2025

2025 marque la conclusion de la nouvelle fresque documentaire réalisée par Wang Bing.
Après A L’Ouest Des Rails, premier long-métrage avoisinant les dix heures autour de la désindustrialisation d’une ville-usine, et Les Âmes Mortes, réalisation fleuve de huit heures recueillant des témoignages troublants de survivants des camps anti-droitiers, le cinéaste chinois est revenu ces dernières années avec le monolithique Jeunesse, scindé en trois parties, autour des jeunes paysans-ouvriers espérant trouver leur indépendance dans la ville textile de Zhili, terrifiante impasse humaine.

Avec Retour Au Pays, qui succède à Le Printemps et Les Tourments, le geste porte à développer le regard sur des destins que l’on a découvert cloîtrés dans des ateliers de confection travaillant 12 à 15 heures par jour.
Wang Bing fait le point sur cette jeunesse et réincorpore l’individu en dehors de la machine industrielle déshumanisante, permettant, le temps d’un Nouvel An, d’observer les retrouvailles familiales de jeunes-migrants venus en ville pour s’échapper de la misère économique du monde agricole.

C’est cette notion de migration qui prend alors tout son sens dans le dernier chapitre du film, dessinant l’effroyable seau de la classification hukou scindant la population entre citoyens urbains, détenant une promesse de logement, de travail, de sécurité sociale, et citoyens ruraux, n’ayant que leur mains pour creuser la terre, se trouvant dans l’impossibilité de rejoindre la grande ville pour y évoluer.
Une stratification de la population apparue en 1958 sous Mao.
Néanmoins, au cours des années 80, avec l’ouverture au marché international, une faille s’est ouverte pour cette population agricole avec la possibilité de rejoindre les villes industrielles périphériques, avec des droits succincts, si ce n’est quasi-inexistants, dans la manufacture, la construction et les métiers de service.

La mondialisation est là, le cauchemar perdure, passant de la misère des peuples ruraux, ici ceux du Yunnan et de l’Anhui, à l’esclavage moderne de la grande ville.

La grande force de ce dernier acte est la capacité de Wang Bing à modifier le pôles de lecture.
En effet, après avoir suivi une jeunesse dans une lecture horizontale, collectant de nombreuses expériences et quotidiens, le cinéaste bouscule la structure dans une disposition verticale amenant cette jeune génération à réintégrer l’organigramme familial, ouvrant le regard sur la place d’une jeunesse dans un cadre multi-générationnel révélant les impasses, les échos et les rituels.
De manière assez surprenante, et surtout après l’éprouvant segment Les Tourments, Retour Au Pays possède une certaine accalmie, un moment suspendu, où les célébrations des mariages, comme de la nouvelle année permettent d’oxygéner le caractère extrêmement anxiogène des parties précédentes.
Un temps de respiration, certes, mais d’une terrifiante amertume.

Une vision amère qui prend à la gorge et pousse le spectateur dans une voie sans issue, au plus profond des terres, après des heures de trains surchargés, afin de découvrir un espace d’une pauvreté sans équivoque, rappelant un autre film de Wang Bing, Les Trois Soeurs Du Yunnan.
Il est évident que face à ces maisons de fortune, dans des conditions géographiques, climatiques et économiques extrêmes, les jeunes générations veuillent se tourner vers le mirage de la ville, qui, malgré son visage de capharnaüm parait tenir des promesses, illusoires certes, mais songe presque tangible.

Comme à son habitude, le cinéaste ne s’enfonce jamais dans les misérabilismes et les effets de style.
La captation du réel est brute et le montage sans fioritures permet de toucher à l’existence même des sujets filmés, intégrant alors des rires, des joies, des larmes, des peines, des rêves, des illusions et avant tout des humanités.

Le travail documentaire de Wang Bing est édifiant et la puissance évocatrice des images face à ces paysages titanesques, routes de terre montagneuses et verglassées du Yunnan, renvoie l’humanité à une échelle macroscopique dans un monde fait de colosses, entre nature abrupte, ville-usine et ogre-mondialisation.
Il y a un vertige, celui de percevoir l’individualité des petites mains, déshumanisées par la société occidentale. Un vertige, oui, de constater ce désastre qui ne s’applique pas seulement à la poignée des quelques migrants suivis par l’oeil qui marche mais au chiffre effarant de 280 millions de jeunes migrants entre 2014 et 2019, un exode massif vers un espace fantasmé et vorace en âmes.

Le voyage se termine, dans un atelier, en 2019, avec une jeunesse masquée, non pas à cause du Covid à venir mais du fait de nuages remplis de micro-particules, qui a perdu toute individualité, ne devenant que corps pour faire progresser la machine, rouage interchangeable.
Néanmoins, grâce au geste hors normes de Wang Bing, quelque chose s’est produit, aux abords du fleuve Yangtze, véritable Styx moderne, les âmes oubliées ont été repêchées et réintégrées aux corps.

Wang Bing touche les perceptions du réel, en étant qu’oeil, n’essayant jamais de travestir le propos, apportant à nouveau à la conscience des images qui viennent s’ancrer avec des reliefs singuliers, ceux de la vie, au plus profond de la rétine.

Jeunesse (Retour Au Pays) est tout autant un travail d’ouverture du propos qu’une synthèse de la fresque saisie et sculptée par Wang Bing.
Des ateliers assourdissants des villes industrielles aux célébrations du Nouvel An dans une Chine reculée, il y a une esquisse impressionniste exigeante, certes, mais foudroyante.
Un nouveau monument documentaire vient de naître : Jeunesse.

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De Terrence Malick à Lucio Fulci et Wang Bing, en passant par Jacques Rivette, Tobe Hooper, Nuri Bilge Ceylan, Agnès Varda, Lav Diaz ou encore Tsai Ming-Liang, laissez-vous porter par de nouveaux horizons, la rétine éberluée.

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