« Fantôme Utile » réalisé par Ratchapoom Boonbunchachoke : Critique

Après la mort tragique de Nat, victime de pollution à la poussière, March sombre dans le deuil. Mais son quotidien bascule lorsqu’il découvre que l’esprit de sa femme s’est réincarné dans un aspirateur. Bien qu’absurde, leur lien renaît, plus fort que jamais — mais loin de faire l’unanimité.
Sa famille, déjà hantée par un ancien accident d’ouvrier, rejette cette relation surnaturelle. Tentant de les convaincre de leur amour, Nat se propose de nettoyer l’usine pour prouver qu’elle est un fantôme utile, quitte à faire le ménage parmi les âmes errantes…

Réalisateur : Ratchapoom Boonbunchachoke
Acteurs :  Mai Davika Hoorne, Witsarut Himmarat, Apasiri Nitibhon
Genre : Fantastique, Drame
Pays : Thaïlande
Durée : 130 minutes

Les fantômes de Siam

Contrairement à bon nombre de pays d’Asie du Sud-Est, la Thaïlande est une terre de cinéma qui a du mal à faire dépasser les frontières à ses œuvres.
Si les propositions atteignent parfois les festivals européens, il est rare que l’essai soit transformé en parvenant à se hisser jusqu’aux salles pour des sorties nationales.
A ce jour il n’y a presque qu’Apichatpong Weerasethakul, réalisateur d’Oncle Bonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures, Palme d’Or 2010, qui a réussi cet exploit maintenant la possibilité d’une existence internationale pour ses films en salles.
Reste quelques noms épars, d’une importance réelle, mais n’ayant pas encore franchi le cap de la reconnaissance public, si ce n’est même celui des festivaliers européens, à savoir, Anocha Suwichakornpong (Mundane History) ou encore Jakrawal Nilthamrong (Anatomy Of Time).

Quelle en est la triste raison ?

Il faut très certainement remonter à l’Histoire du pays, sa culture et son rapport au septième art.
Une histoire du temps, de la mémoire et de spectres est nécessaire.

Tour d’abord, contrairement à ses pays voisins, la Thaïlande, anciennement Royaume de Siam, fut l’un des rares pays d’Asie du Sud-Est à ne pas avoir été colonisé. L’indépendance, et le caractère retiré du pays sur la scène internationale jusqu’au début du XX° siècle ont permis de conserver la culture locale et son Histoire.
Une Histoire cuturelle qui est très importante pour le cinéma thaïlandais, cinéma fait de bric et de broc, longtemps muet, faute de matériel technique adéquat, ayant nécessité la présence d’un conteur, modus pratiqué jusqu’au début des années 80 dans certaines zones rurales.
Un geste oral d’accompagnement des projections qui s’est transformé en véritable art de la narration et de l’émotion.

Néanmoins, la Thaïlande est aussi l’un des rares pays de cette région du globe à ne pas avoir soutenu le communisme, préférant une danse faustienne avec l’impérialisme américain, colonisation masquée par les traits d’un capitalisme vorace.

C’est exactement ce parallèle troublant que soulève Ratchapoom Boonbunchachoke avec Fantôme Utile, quant à l’indépendance du pays, une population et ses écartèlements, entre traditions et mondialisation culturicide.

Fantôme Utile, geste de cinéma exhumatoire

Premier plan, figé, des fragments de monuments, des échantillons de la population, de l’étudiant au militaire, du paysan au moine, de l’enfant à l’artiste, Boonbunchachoke dans sa séquence inaugurale présente une vue générique d’une population et ses pièces d’Histoire entreposées dans un hangar, un atelier, en suspension entre le monde et le souvenir de ce dernier.

Alerte générale, les monuments sont arrachés au coeur des villes pour implanter des centres commerciaux.
La chute du passé engrange des nuages de poussières toxiques.
Dans la nécessité de nettoyer son appartement pris sous les poudres du temps, un jeune homme, féru d’Histoire, achète un aspirateur. Ce dernier est dysfonctionnel, la nuit, il tousse et recrache les poussières.
La lendemain, un jeune réparateur, et avant tout conteur, se présente et aborde la question des fantômes incarnant les objets du quotidien.
Un récit où la mémoire des vivants mène les disparus à revenir hanter les lieux passés.

Dans un de ses récits, un jeune homme amoureux parvient à faire revenir sa dulcinée à la vie, faisant s’effondrer toute la famille, strates générationnelles, réveillant secrets et songes.
Le fantôme de la jeune femme, lui, passe un pacte pour subsister : chasser les spectres qui se réincarnent dans les usines, paralysant la transformation du pays.

Avant tout déconcertant, et troublant, de par son propos, son rythme et ses parures multiples, passant de la comédie potache au drame sociétal tout en empruntant des expressions fantomatiques, des reflets de cinéma d’exploitation, des effusions horrifiques et des élans érotiques, la proposition qui est ici faite est relativement labyrinthique jouant de chaque motif pour construire un récit à hauteur de nation.
C’est une version queer, punk et vaporwave du Oncle Boonmee de Weerasethakul, qui revenait déjà sur les mécaniques oniriques des vies antérieures.

Il y a d’ailleurs entre ces deux œuvres ce même hermétisme pour celles et ceux qui n’ont pas les grilles de lecture du pays, ou tout du moins, les notions spirituelles élémentaires liées au bouddhisme.
Boonbunchachoke pousse à exhumer les voix plongées dans l’obscurité pour éviter le naufrage culturel dans un Etat rongé par des industriels véreux et des politiques corrompus.
On rit, on crie, on joue, on se perd, on sue, on pleure, on s’esclaffe.
Le dédale réflexif n’est plus à la contemplation mais à l’expérience physique. Le cinéaste dépasse la toile, maîtrise un film chorale d’une grande richesse et sort le spectateur de sa turpitude, conduisant ce dernier à s’engager dans le trip ou à quitter le navire.

Une audace qui dessine une tendance moderne, également appuyée par le brésilien Kléber Mendonça Filho avec L’Agent Secret, travaillant les arcanes du cinéma populaire pour inventer une forme autre, un espace connu qui dans ses bordures se réinvente entièrement par phénomène d’échos jusqu’à concevoir un modèle d’expression profondément perturbant, tout en contre-temps, afin de dépasser les artifices des genres abordés et faire naître une réflexion-ogre sur la Thaïlande et le perfide impérialisme occidental.

On sort de la salle épuisé, lessivé, la tête complètement embrumée jusqu’à finalement recoller les morceaux, assembler ce puzzle fait de matières modernes et de reliefs oubliés -corps, croyances et contes oraux- un patchwork qui étourdit pour mieux construire son motif, le danger de l’oubli.
Fantôme Utile est un geste de cinéma surprenant, un film de fantôme particulièrement inventif aussi beau que corrosif, absurde que malin, politique que libre, poétique que cruel, qui risque de perdre nombre de spectateurs en chemin.
Un pamphlet jubilatoire pop qui gronde, frappe, excite et passionne.
La lumière se rallume dans la salle, les quelques ennuis se transforment en zones de pensée… rendez-moi l’obscurité, enfermez-moi, je veux retrouver ce spectre, celui qui soulève le béton, cage d’argent pourrissante, qui a anesthésié des générations entières.

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