Comptant comme un des réalisateurs espagnols les plus importants de ce dernier demi-siècle, Bigas Luna a exploré dans ses premières œuvres des sujets tabous et sulfureux dans des climats étrangement inquietants et non dénués d’humour noir. Connu notamment pour sa trilogie ibérique initiée avec Jambon, jambon (1992) et son film d’horreur méta Angoisse (1987), sa filmographie se révèle incontournable pour quiconque s’intéresse à la culture hispanique ou aux climats bizarres et oppressants.

Le cinéma espagnol, à quelques exceptions, Pedro Almodovar, Alex De La Iglesia, Eloy De La Iglesia, Jess Franco et Carlos Saura, est un étrange spectre bien trop rarement célébré par chez nous. Une montagne, qui pourtant, en son sein, porte le grondement incessant d’un certain Luis Bunuel.
Aujourd’hui, néanmoins quelques noms surgissent d’une nouvelle génération et font à nouveau de ce pays une terre de cinéma notable, Albert Serra, Oliver Laxe ou encore Rodrigo Sorogoyen, mais le cinéma de patrimoine, lui, reste encore extrêmement discret et tomberait peut-être même aux oubliettes sans le concours des cinémathèques à travers le monde et le travail acharné des petit éditeurs.
C’est dans cette dynamique très précise que ressuscite une pierre, souterraine, mais angulaire, du cinéma espagnol moderne, période post-Franco, rétine acide, provocatrice et violente : Bigas Luna.
Dans cette démarche d’exhumation, Artus Films propose non pas d’exploiter les incontournables Jambon Jambon et Angoisse mais plutôt de déterrer des zones oubliées, celles des premières oeuvres, trois films allant de la fin des 70s au milieu des 80s : Bilbao, Caniche et Lola.

Bigas Luna, l’œil qui tâche, le geste qui trouble
Francisco Franco décède en 1975.
Bigas Luna tourne son premier long-métrage en 1976 et estime que sa premire réusite arrive en 1978 avec Bilbao.
Le cinéaste est héritier des surréalistes, travaille sur des cordes tisées par Bunuel, et cherche tout autant à scandaliser qu’à ouvrir sauvagement la carcasse d’une Espagne trop longtemps muselée pour sonder ses viscères, ses névroses et autres chaos intimes.
Préparez-vous et remémorez vous ces mots de Pier Paolo Pasolini :
« Scandaliser est un droit, être scandalisé, un plaisir.
Quiconque refuse le plaisir d’être scandalisé est un blême moraliste. »
Bilbao (1978), Récit(s) de Suspension
Film oublié, et pourtant en avance sur son temps, cinéma de rôdeur, cinéma de tueur, glaise avant-gardiste à tendance surréaliste qui dessine tout autant l’ambiance du slasher poissard, on pense à Driller Killer d’Abel Ferrara et Maniac de William Lustig, que les écartèlements psychologiques, magma à la rencontre du Schizophrenia de Gerard Kargl et du Sombre de Philippe Grandrieux, Bilbao est une date dans le cinéma de meurtriers.
Toutes ces références ne sont pas encore nées, certaines même pas en gestations, et pourtant Bilbao en dévoile la trame et les gouffres, celle d’une humanité cafardeuse.
Leo vit avec une vieille bourgeoise désargentée.
La nuit, lorsqu’il sort, son oncle s’invite et entretient une relation avec sa partenaire, s’invite et entretient financèrement la maisonnée.
La nuit, lorsqu’il sort, Leo suit les femmes, s’enferme dans les clubs de strip-tease et fréquente les prostituées.
Un soir, il fait la rencontre de Bilbao, jeune femme pour qui va naître une obsession.
La censure de Franco est tombée, la caméra plonge dans la chair, zoome, atteint des zones sensibles, fragiles et dangereuses, à fleur de peau, cadrant rarement les corps, lui préférant ses membres, épars.
Un bras par-ci, un pubis par-là, une lèvre dans le recoin, un œil sur la bordure, la toile est déstructurée, désordonnée, un dédale pour mieux ressentir, s’affranchissant de l’ordre du réel.

En saisissant une bourgeoisie déclinante, en travaillant la famille et les ricochets incestueux, les pulsions morbides et les étreintes toxiques, Bigas Luna joue sur une narration flottante.
Il raconte peu ses personnages, ouvre des portes, de-ci, de-là, et convie à un sordide spectacle.
La peur prend au ventre, la rue ricoche sur nos expériences et les loups se révèlent.
L’expérience est dérangeante, retrouve une projection du Le Voyeur de Powell, et pousse la rétine à se révulser, à agoniser, dans un fracas d’une périlleuse beauté.
Étrangement, et malgré sa crasse d’une lourdeur écrasante, la proposition se trouve être un cinéma de suspension, un film où l’on ne touche jamais terre, où la nature monstrueuse de l’homme s’amuse à constamment dérober le sol sous nos mirettes pour mieux dessiner l’abîme.
Les ambiances sculptent les psychés, les traques et hurlements guident le regard, les symboles, eux, du poisson étouffé par une saucisse au lait versé sur un corps tout autant maternel que sexué font de la manière de Bigas Luna, un geste hors normes.
Bilbao est un film dangereux, l’interstice que l’on ne veut pas observer, celle où les monstres résident, dans la nuit, sous le lit, regards vicelards et pénétrants, mouvement brutal et fracassant.
Entre néons, logements poisseux, corps écartelés, traques nocturnes et incestes dérobés, Bigas Luna signe un film notable, sensuel et envoûtant, écœurant et obsédant, qui pose les bases de son cinéma à venir jouant sur la séduction et le dégoût, caméra hallucinatoire et plongée dans une humanité à hauteur de caniveau. L’horreur a un goût céleste, maintenu en apesanteur par des cordages tendus, jusqu’à tomber, se fracasser le crâne et rendre l’âme dans d’atroces souffrances.

Caniche (1979), Récit(s) d’autodestruction
Caniche prolonge le calvaire ouvert avec Bilbao. Bigas Luna invite à l’ivresse d’être scandalisé.
Il ose et se fraie un chemin dans le politiquement incorrect, si ce n’est incendiaire, au lendemain de la censure franquiste touchant à une révulsion sadienne, la zoophilie, rien de plus, rien de moins.
Mais attention, ici ce n’est pas gratuit, ici, le cinéaste espagnol, tout comme avait pu le faire Pasolini avec Porcherie, aborde le sujet comme la dernière dégénérescence d’une bourgeoisie pourrissante.
Dans une grande villa, aux murs lézardés par le lierre, un couple passionné par les chiens vit.
La femme, la soeur, fait des dons pour l’ouverture d’un chenil révolutionnaire, l’homme, le frère, s’échappe la nuit tombée pour dérober des canidés, pour nourrir Dany, leur caniche, et se nourrir eux-mêmes.
La relation incestueuse persillée de jalousie, colère, haine, amour et dégoût, installe une atmosphère décadente et douteuse lorsque leurs visions du lendemain ne s’alignent plus.
Bigas Luna sonde les impasses généalogiques, sur des décennies de paresse, de fortune et d’ennui. Il touche à un milieu aisé qui n’a pas vu le monde évoluer, qui n’a pas saisi la marche de l’expansion capitaliste pensant reposer sur les fruits industriels des ancêtres.
Dans cette voie sans issue, la déconnexion sociétale est totale et les déviances alternatives vont bon train, sentiment d’existence nécessaire, volonté d’être au-delà de la masse.

Nous parlions de Pasolini tout à l’heure, mais écartez vos projections car le brûlot politique bien que présent reste cependant un arrière-plan, grondant certes, mais le cinéaste préfère bien plus déstabiliser et horrifier que pousser à la réflexion profonde.
C’est une invitation aux enfer qui vous ait faite, Luna sera votre Dante, pour glisser d’un cercle à un autre, votre conscience hypnotisée par les mélodies enivrantes de Bartok, le mêmes qui seront utilisée par Kubrick dans Shining pour faire ressentir les présences fantomatiques.
C’est finalement un train fantôme auquel vous allez assister, la fin d’une ère et ses grande familles, la fin des protégés de Franco et leurs chutes.
La passation entre le réel et le spectral, le politique et l’essai choc, manque cependant parfois de fluidité, donnant un côté rigide structurellement et non uni, révélant d’étranges rythmiques dans la narration risquant à certains rebondissements de faire perdre l’attention.
Le réalisateur s’élance dans un tour d’équilibriste qui, de grâce, est maintenu par Angel Jové, et sa prodigieuse interprétation grinçante du frère incestueux.
Caniche est un film d’aliénation, un conte écœurant suivant la sortie de piste de toute une élite périmée, son fond d’âme puant et sa mise à mort dans un monde qui a réinventé sa marche, qui abandonne ses monstres incestueux pour bâtir les créatures du futur.
Bigas Luna déstabilise et parvient à créer un véritable climat de danger, progressif, glissant, parfois même didactique dans sa manière de guider le spectateur à éclabousser sa rétine, à vomir de l’iris, Angoisse est en route, indéniablement.

Lola(1986), frasque(s) d’un écartèlement
Lola… Lola… Lola…
C’est un nom à travers lequel la promesse du drame point le bout de son nez, histoires de femmes violentées, maltraitées, abandonnées, jugées, moquées, tuées.
De-là s’évade la vision de grands cinéastes ayant poussé le mélodrame à son paroxysme.
On pense à Rainer Werner Fasbinder, Jacques Demy, Max Ophüls et plus ouvertement à la Lolita immortalisée par la caméra de Kubrick.
C’est dans cet héritage que la proposition de Bigas Luna prend racine et qui depuis aura même connu une descendance chez Brillante Mendonza, Tom Tykwer ou encore Andrew Legge qui fera de LOLA une étrange machine.
Revenons-en cependant à 1986…
Lola est une jeune femme des quartiers désargentés.
Elle entretient une relation passionnelle et fusionnelle particulièrement violente avec un homme extrêmement possessif.
Un matin, elle part, quitte ce tourment et s’échappe vers la grande ville.
5 ans plus tard, Lola est mariée et est devenue mère d’une petite fille. Elle vit dans les quartiers chics.
Lors d’une sortie en ville, elle croise son amant d’autrefois, un magnétisme pervers se libère.
Un dangereux triangle amoureux s’amorce.
Lola est une première esquisse de ce que deviendra le cinéma célébré de Bigas Luna, celui qui mènera à Jambon Jambon et s’extirpe de la mouture décadente de Bilbao et Caniche, qui mèneront eux plus à Angoisse.
Ici, le cinéaste espagnol se rapproche du cinéma surréaliste de Bunuel.
La narration est portée tout autant par les péripéties et autres mésaventures des personnages que par les symboles du cadre renvoyant directement à une projection subconsciente particulièrement stimulante.

La lecture des cadres est en cela jouissante poussant le film à contenir des strates de lecture, des voies secrètes pour caractériser les personnages et l’inconscient.
Des cheminements qui permettent l’ellipse, guidant vers un rythme savamment orchestré.
Il y a tout autant une rencontre des travaux de Clouzot pour L’Enfer qu’une structure inversée du Belle De Jour de Luis Bunuel.
La psyché de Lola est hurlante, un écartèlement fait de silences et d’oubli, d’espoir et de résignation.
Elle est un pôle énergétique où les personnages environnants existent pour mettre cette dernière à l’épreuve, la révéler à elle-même tout comme au spectateur.
Une manipulation du protagoniste principal roublarde et passionnante.
Lola est une expérience intrigante, fil tendu tranchant entre bas-fonds et bourgeoisie, empruntant ses codes à la tragédie, au film érotique, au cinéma de procès et de crimes.
Bigas Luna tisse une pellicule enivrante, bien plus adroite dans sa structure que ses premières œuvres, annonçant la forme à venir d’une filmographie encore trop peu explorée.

Les caractéristiques de l’édition Blu-Ray
Le coffret Bigas Luna reprend les codes éditoriaux des coffrets sortis ces dernières années par Artus Films avec un digipack épais à plusieurs volets, aux couleurs des affiches originales des films contenus, renfermant les films en Blu-Ray et DVD.
C’est simple et particulièrement classieux à l’image des coffrets de Damiano Damiani, Eloy De a Iglesia ou encore Sergio Martino.
Image :
Les restaurations en présence, bien que de qualité certaine, ne tutoient pas les sorties actuelles 4K à partir du négatif original, certes, mais ce que vous allez découvrir ici est une résurrection au grain agonisant et au respect organique stimulant.
Dans ce coffret, Bilbao est la copie qui repose sur un matériau plus mordu par le temps que les deux autres copies.
Il y a des griffures, et quelque scories, instabilités, mais cette présence du temps apporte à l’oeuvre une véritable aura crasse et rassurez-vous l’image, elle, est agréable, et maintient des dégradés dans les scènes nocturnes donnant aux corps des teintes cadavériques très justes.
Concernant Caniche et Lola, c’est plus stable, avec une image plutôt froide et terrifiante pour Caniche, et une vision magnétique dans le cas de Lola parvenant à suivre les fluctuations tonales du récit.
Tout comme pour Bilbao, des modulations liées au temps surviennent.
Le niveau de détails est poussé et la colorimétrie, n’essayant jamais de dénaturer pour flatter faussement la rétine, offre une dimension pellicule tangible saisissante.
Son :
Espagnol 2.0 sous-titré français.
Les pistes sonores sont stables, avec des balances agréables, ne saturant que très rarement et apportant énormément dans l’emprise des images.
Simple mais réussi.

Suppléments :
Le coffret autour de Bigas Luna parvient à avoir le parfait nombre de suppléments, apportant un grand nombre d’informations, et évitant les redites trop fréquentes.
Les suppléments se divisent en deux temps, ceux présents sur les disques, d’une part, et le livret rédigé par Maxime Lachaud, d’autre part.
Concernant les suppléments sur disques, Artus Films a convié Eric Peretti, essayiste, et Santiago Fouz-Hernandez, professeur de cinéma espagnol, à présenter les films.
Il est intéressant d’observer que leurs interventions sur chaque film sont complémentaires.
L’un apportant l’histoire autour du film au sein de la filmographie de Bigas Luna, abordant la production, les acteurs et le tournage, et l’autre, s’échappant dans une analyse du film. Un chassé-croisé d’informations qui structure la réflexion
Les entretiens fluctuent entre 10 et 20 minutes, à l’exception d’un fourmillant supplément de Peretti d’une durée de 38 minutes autour de Bilbao, génial.
Découvrir ces bonus après avoir visualisé les films est extrêmement intéressant, ne loupez pas cette échappée.
Concernant le livret, c’est un véritable plaisir que de lire Maxime Lachaud que nous adorons chez Kino Wombat.
L’essayiste aborde la carrière de Bigas Luna de 1977 à 1987, dépassant donc les films du coffret pour donner une vision plus large de la carrière du cinéaste.
La proposition croise arts, toile de maître et cinéma, et analyse un geste aussi raffiné que subversif, celui de Bigas Luna.
Dans ce voyage, Maxime Lachaud porte de nombreuses clés sur les lectures surréalistes de cette filmographie hallucinée.
Bref, c’est génial.
- Présentation des films par Eric Peretti
- Présentation des films par Santiago Fouz-Hernandez
- Diaporamas d’affiches et photos
- Livret 100 pages de Maxime Lachaud « La période noire : 1977-1987 »
Pour découvrir le coffret Bigas Luna :
https://artusfilms.com/products/bigas-luna-pulsions-obsessions-transgressions


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