« Sundown » réalisé par Michel Franco : Critique

Une riche famille anglaise passe de luxueuses vacances à Acapulco quand l’annonce d’un décès les force à rentrer d’urgence à Londres. Au moment d’embarquer, Neil affirme qu’il a oublié son passeport dans sa chambre d’hôtel. En rentrant de l’aéroport, il demande à son taxi de le déposer dans une modeste « pension » d’Acapulco…

Réalisateur : Michel Franco
Acteurs :  Tim Roth, Charlotte Gainsbourg, Henry Goodman, Iazua Larios, Albertine Kotting McMillan, Samuel Bottomley
Genre : Drame, Fiction existentielle
Pays : Mexique, France, Suède
Durée :  83 minutes
Date de sortie :
27 juillet 2022 (France)

Un Rayon (UV)

Aujourd’hui, l’identification est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas.

Très vite, des larmes de feu sont sorties de nos yeux, on fut confrontés à une impasse : le personnage principal ne « se lit » pas. Michel Franco n’a pas à s’excuser, il voulait se sentir aussi libre que nous, tenir son destin entre ses mains.

On le sait, la tradition du cinéma de la poétique aristotélicienne a bâti des récits de personnages, prônant le protagonisme, l’identification, l’attendrissement, ou, à l’inverse, le dégoût. Nous ne pouvons le nier, les scénaristes veulent qu’on s’adonne à la lecture psychologique, comme dans un livre ouvert, en sondant l’âme de leurs « héros », qu’on le comprenne, qu’on le suive avec intérêt. C’est ainsi qu’ont pu naître, autant qu’on veut, du très grand cinéma, d’Ozu à Coppola. Mais certaines personnes n’en montrent presque rien, d’âme, ou alors fût-elle visible aux yeux de tous.

La splendeur de Franco, c’est d’abord ce sentiment, devant ses œuvres, d’être prêt à revivre. Une grande colère, qui nous purge du banal, vidés d’espérance, devant Sundown, nous nous ouvrions à la tendre indifférence du monde.

Par opposition à la domination de l’identification, Tim Roth et Franco proposent une force tranquille, d’apparence neutre et sèche, mais foncièrement politique. L’opposition à l’émotionalité cinématographique, à ce dogmatisme de l’apitoiement, voilà un geste politique : celui de la marginalité. À sa manière, Sundown est un acte de révolte face au monde. Il ressemble à son protagoniste, taciturne. Seul ce cinéma permet une solitude telle, plus sensible à l’homme que celle qu’il découvre dans sa vie.

Dès lors, le spectateur n’est plus un enfant bercé par une histoire, mais un entomologue qui observe une fourmi dans un bocal. On avait l’impression, avant ça, que le seul but des récits au cinéma était de faire sentir un bonheur immédiat. Ils ne pouvaient donc pas mettre en colère, ni nous faire dire, comme moi, seul, dans une salle parisienne en 2022 : « Mec… Qu’est-ce que tu fous là… Rentre chez toi, putain, rentre chez toi. »

Autour de Sundown, on entendait que, derrière cette façade de neutralité, se cachait un film ordinaire. Ils pensaient qu’il n’y avait pas de raison pour qu’il soit aussi long, si taciturne, par sa lenteur, tandis que d’autres s’y étaient habitués. En dépit de son découpage, Sundown n’a rien de normal : il est révolté, il dit non. Mais, s’il refuse, il ne renonce pas : c’est aussi un film qui dit oui dès son premier mouvement. Sous sa lenteur apparente, Sundown est un métrage d’action : les événements abondent, les plans coupent court, ne durent jamais si longtemps, s’alignent les uns sur les autres sur un même sujet ; l’espace laissé au spectateur est vaste.

Le plus fascinant reste l’éternel retour du plan d’ouverture (les poissons mourants en gros plan), qui se referme sur le dernier plan large, étant le même d’un certain point de vue. Au regard du voyageur, le spectateur a été témoin d’un étouffement, celui de la peur de la fin, de la disparition de l’homme, de son absence de bonheur, ou d’un surplus, par son profit des vacances d’été.

Le fléau sec de Sundown devient fatalement réactionnaire, opposant le beau lieu touristique bourgeois fantasmé à la violence prolétaire, mais aussi perspicace, opposant, sans véritable jugement, par l’observation, les rapports de forces et pervertissant le tourisme occidental. Il n’est pas neutre : il complique notre jugement, nous empêche de prononcer sentence. On ne pouvait pas le prévoir. Derrière la culpabilité de classe et le fétichisme de l’observation dite « neutre » affleure une pensée classiste. Là réside l’éclat de Sundown : derrière ce sentiment de ne pas appartenir à la haute bourgeoisie, à l’aristocratie artistique, Franco s’arrange pour que les archétypes vivent sans honneur – mais, au contraire, dans un déshonneur sacrificiel, autodestructeur – constatant la violence qui s’immisce dans son lieu de tourisme d’enfance, îlot de confort devenu vomitif tant on en bouffe.

Son décor – car Franco filme avant tout des décors – est le premier geste d’un cinéma contemplatif : contempler des choses. Remarquer ce qui se passe.

Le soleil de Sundown coule sur nos visages : à chacun d’assumer la brûlure. Mais on ne peut pas juger. La justice y perdrait : ni condamner, ni comprendre, ni se sentir proche de Neil. Simplement le regarder tel qu’il est : voilà une révolution esthétique, la mise à mort du cerf identificateur.

Voilà que, mercredi dernier, François Ozon sortait une adaptation de L’Étranger qui se veut fidèle. Un crime de logique. Dans cet épanouissement onéreux et cette fertilité de ses films, il semblait que la seule tâche d’Ozon fût de donner au public du bonheur. Et, pour tromper les autres, il a dû se tromper lui-même. Aussi, en dépit de sa fidélité au récit, je le maintiens : Sundown est l’adaptation la plus fidèle, dans l’esprit de L’Étranger de Camus, que vous verrez au cinéma.

Sundown, compromettant le jugement, ne s’arrête pas à l’indignation : il cherche la mesure, la justice. Il est donc un cinéma politique, mais aussi documentariste : il ne sait pas ce qu’il « dit », il agit comme bête, nie tout, mais transforme le regard passif, devenant exigeant, et sans limites d’interprétation. 

Franco rejoint, en idée, Antonioni, qui disait à Nicholson, sur Profession : Reporter : « Tu sais, Jack, pour moi, un acteur, c’est de l’architecture. » Tim Roth le devient en perspective, et Franco, un architecte de la vision.

Ainsi, seul, dans la salle, la sueur coulait sur mes épaules, et le soleil avait soulevé les épluchures de ma peau. Sundown tremblait de chaleur, qui montait vers moi. J’avais les yeux brillants dans le visage, couvert d’une pâle blanchâtre de sueur et de poussière, tandis que je fondais dans mon siège au fur et à mesure que la chaleur me touchait, jusqu’à la tumeur provoquée par les rayons. Et, lorsque la révélation sur Neil fut faite, je crois m’être transformé en sable. 

Il fallait bien que le spectateur innocent paie.

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