« Ordet » réalisé par Carl Theodor Dreyer : Critique

Dans une paroisse du Jutland occidental, Morten Borgen, adepte de Grundtvig, est le plus grand propriétaire terrien. Le second de ses trois fils, Johannes, a perdu la raison et croit être Jésus. Son plus jeune fils n’a pas l’autorisation d’épouser la fille du chef local de la Mission Intérieure, Peter le Tailleur. Lorsque Inger, l’épouse de son fils aîné, meurt en couches, sa fillette de huit ans demande à Johannes s’il peut ramener sa mère à la vie. La foi candide de l’enfant amène Johannes à accomplir le miracle qui rend insignifiantes les divergences religieuses. (D’après une pièce de théâtre de Kaj Munk, « Ordet ».)

Réalisateur : Carl Theodor Dreyer
Acteurs :  Henrik Malberg, Emil Hass Christiansen, Birgitte Federspiel, Preben Lerdoff Rye.
Genre : Drame
Pays : Danemark
Durée : 124 minutes
Date de sortie : 
10 janvier 1955 (Danemark)

Esprit… Esprit… M’entends-tu ?

Inutile de tergiverser. Dreyer touche avec Ordet ce que nul n’atteindra d’une telle intensité : une jonction entre le monde et l’au-delà. Le plus fascinant, c’est qu’il aura fait cela après Vampyr, qui semblait être déjà le plus grand film de la lignée de Méliès et Griffith : c’est-à-dire un film qui ouvre au rêve, mais qui garde ses deux pompes sur terre.

Parce que Dreyer est un cinéaste primitif. Un styliste — en fait le plus grand styliste du cinéma, avec Hitchcock et Welles. Juste derrière, à ses trousses, c’est Bergman qui perd légèrement la course, car étant davantage un plasticien qu’un mathématicien-sculpteur. Mes paroles ne sont pas lancées n’importe comment, comme des mots qui s’alignent sans sens. Hitchcock, Welles et Dreyer sont les cinéastes les plus influents, avec Antonioni et Godard, qu’on ait pu voir dans l’histoire du cinématographe, car derrière chaque film ascétique — qu’on appelle par mépris abject film de « théâtre filmé » — se cache en fait Carl Theodor Dreyer lui-même.

Dreyer, comme Lang, monte par logique : le plan parle pour lui-même, il lui donne alors la bonne durée nécessaire, la bonne rythmique idéale au film. Dès lors que l’on voit un film aussi merveilleusement dépouillé, mais spectaculaire, fantaisiste, dans le sens primal du conte populaire, le style et le maniérisme s’affrontent.

Le style se voit, oui… mais, humblement, il se marie au film dans une forme de fluidité, uni par les liens sacrés du montage. Le but du style est de réveiller l’émotion du spectateur par un langage, une méthode. Le plan-séquence en est une ; les jeux de lumières en sont une autre, qui, chez Dreyer, transcendent Ordet, en plans moyens.

À l’inverse, le maniérisme recouvre les films d’un vernis décoratif : il ne porte pas l’émotion, il flatte le besoin qu’a l’œil d’aligner ce qu’il juge harmonieux — de belles courbes, de beaux cylindres…

En peinture, le naturalisme de Courbet fait ressentir le monde de façon très concrète — le labeur des femmes du village, la pesanteur des corps — en restant très attaché au modèle pour transcender ce réel vers une forme de romantisme. Ordet n’a rien de « naturaliste ». Pour comprendre Dreyer, il ne faut pas regarder Courbet mais Vermeer : le baroque Johannes Vermeer, de L’Allégorie de la Foi ; les portraits de visages de Birgitte Federspiel (Inger) comme La Jeune Fille à la perle ; les corps posés, tremblants dans le cadre d’Emil Hass Christensen (Morten), ou figés dans l’acte de la parole de Preben Lerdoff Rye (Johannes), liés intimement à La Lettre d’amour ou à La Dame au collier de perles ; des fenêtres et des ombres qui complètent les pièces — la maison des Borgen, le funérarium — comme elles ont complété La Laitière ou Les Leçons de piano.

Ordet, de Carl Theodor Dreyer (1955)

Les objets sont disposés devant la lentille. Il est hors de question de parler alors de simple ensemblier, de décorateur d’intérieur ou d’accessoiriste. Un objet, comme une personne, est une chose qui appartient au monde, qui est vue ou entendue par une personne, avec sa perception, sa psychologie. Dreyer, personne impartiale, est incapable de faire la différence dans les âmes des choses : il les lie en un seul et même plan. L’horloge qui fait tic-tac n’est pas là seulement parce que c’est matériellement logique : elle est là aussi parce qu’elle représente un état d’esprit, authentique, émotionnel, invisible. C’est comme la voiture du docteur, et la clarté de ses phares par la fenêtre, les couinements des truies qui rugissent en plein moment de silence.

Dans votre lit, le soir, le stress vous envahit. Demain est un jour important, vous ne trouvez pas le sommeil. Alors vous écoutez tout ce qui se passe autour : ce sont les mêmes bruits que les autres soirs, ils étaient déjà là, mais ils sont amplifiés. Tel le tic-tac de l’horloge, qu’on éteint quand Inger part, et qu’on rallume quand elle revient.

Quand Dreyer écrivait à l’attention des cinéastes italiens, les cloches sonnaient dans le village au loin. Dreyer s’opposait à la post-production, à l’avion à réaction hollywoodien, à l’effet spécial ; l’ordre naturel des choses faisait de lui un résistant de la première heure.
Quand, dans la décennie 2020, le cinéma se remplit de cynisme, revoir Dreyer, c’est se lever de son siège de cinéma de mauvaise humeur.

Et pour rappel : en temps de crise politique pré-révolutionnaire, nous n’avons pas besoin de tribuns, qui manipulent les sujets sans les incarner ; nous n’avons pas besoin de prêcheurs qui discutent avec nous autour d’un café. Nous n’avons pas besoin de rire grassement et bêtement comme des idiots avec la complicité des spectateurs cannois et vénitiens. Nous n’avons pas besoin qu’Aster, Ducournau, Maddin, Anderson, Lapid, Östlund ou Bong Joon-Ho nous disent quoi penser : s’ils parlent, qu’ils n’oublient pas surtout de montrer. Dans un temps pareil, il faut montrer, faire exister, avec tangibilité, et parler le langage — le langage cinématographique — et non la langue. Opposer la « discute » à la « parole » : la nappe du monde réel dont l’activisme seul, sans le langage cinématographique, se dispense.

Preben Lerdoff Rye dans Ordet, de Carl Theodor Dreyer (1955)

Les sots de l’activisme pensent se passer du cinéma. Mais dans la vie, comme chez Dreyer, les sots sont pardonnés, et les bons sont sacrifiés. Dans Le Maître du logis, le mari abusif va se repentir. Dans Dies iræ, la femme innocente brûlera.

Ordet donne corps à ce fantastique que le cinéma, depuis le début, n’a su montrer qu’à coups d’effets spéciaux. Dreyer n’a besoin que de cinq plans. Cinq. Pour ressusciter un mort et faire ce qu’aucun autre film n’a pu faire : faire exister Dieu. Il n’a besoin que de filmer longuement des portes et des fenêtres. Puis, par la porte : un prophète. Johannes, encore lui. Il arrive dans son cadre en portrait, et plus le plan s’allonge, plus Morten Borgen devient témoin.

D’abord le plan s’étire, puis se place dans un long recadrage. Il est interrompu par une petite fille, avenante, qui offre un espoir. La parole va-t-elle atteindre Dieu ? La foi maintenant retrouvée par Morten Borgen va-t-elle convaincre le père de lui rendre la bien-aimée ? Il prononce un sermon que seuls ceux qui se trouvent dans la maison du maçon peuvent entendre : « Lève-toi ». Elle esquisse un léger mouvement de la main : le plus beau geste microscopique qu’on puisse voir. On a là un enchaînement de plans rapprochés, les premiers du film, les visages comme ceux de Jeanne d’Arc, des années auparavant.

Jamais un film aussi intime n’aura été aussi intense ; jamais, dans le monde, un film aussi dépouillé et théâtral n’aura été aussi spectaculaire et émotionnellement surpuissant. Il lui aura fallu cinq plans, et les lamentations d’un athée désespéré.

C’est par un parti pris aussi radical que Dreyer signe sa victoire. Il pousse tous les potards de « l’art cinématographique » au maximum. Il prouve que l’œil et l’esprit sont inséparables, pris dans le même entrelacs. Ils se débattent ensemble dans ces cadres tenus en longs plans, jusqu’à faire surgir ce que le visible a de plus fantastique.

Bienvenue dans l’alliage du cinéma pur, machine d’œil et machine de l’esprit. Souffle divin.

Preben Lerdoff Rye et Emil Hass Christensen dans Ordet, de Carl Theodor Dreyer (1955)

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