Deux jeunes hommes obsédés par les théories du complot kidnappent la très influente PDG d’une grande entreprise, convaincus qu’elle est une extraterrestre bien décidée à détruire la planète Terre. (D’après un film de Jang Joon-hwan « Save the Green Planet! » sorti en 2003.)

| Réalisateur : Yórgos Lánthimos |
| Acteurs : Emma Stone, Jesse Plemons, Aidan Delbis, Stavros Halkias, Alicia Silverstone |
| Genre : Comédie noire |
| Pays : Irlande, Corée du Sud, Canada, États-Unis |
| Durée : 119 minutes |
| Date de sortie : 26 novembre 2025 |
Torture Blanche
Pauvres de nous…
En Iran, certains prisonniers politiques subissent ce que l’on appelle la « torture blanche ». Un supplice immonde. Ce sévice ne touche pas la peau : il vise la tête. Le cube est blanc, sans possibilité de sortir. On cherche une fissure, une couleur, se couper pour voir du rouge ; au fur et à mesure, la folie nous guette… De prime abord, on pense s’en prémunir. J’en parle, car Bugonia utilise un procédé semblable. Quand on regarde les dix premières minutes et les scènes de séquestration — qui ne sont pas détestables — on se surprend assez vite à passer un moment douillet. Non, je ne suis pas assez odieux pour comparer Lánthimos au régime iranien. Mais il semble, avec ses films, prendre goût à martyriser le spectateur. Peut-être que la couleur clinique de ses films s’y prête ; peut-être y a-t-il pensé lui-même.

Lánthimos, ses manies, son talent pour créer et imposer un style — des manières qui sont les siennes — méritent d’être salués. The Lobster touche par sa solitude sèche. Ou la malédiction de La Mise à mort du cerf sacré, dont la caméra-machine était efficace, tant elle créait des séquences dignes d’un film expérimental, nous ramenant à la litanie du travelling suivi et à la mécanicité de Shining, qui nous plongeaient dans la même vallée dérangeante. Son appareil et son cadrage draconien fabriquent des figures, des poupées enfermées dans ses méthodes inhumaines : l’inconfort naît. Lánthimos s’est ainsi construit une réputation : celle d’un enfant névrosé qui s’amuse avec ses jouets en les torturant — fussent-ils nommés Colin Farrell ou Nicole Kidman. Et nous regardons, à travers la fente de la porte, avec inquiétude, mais aussi un cauteleux voyeurisme. Mais vous savez ce que devient ce cliché d’enfants en grandissant, quand ils s’attaquent à l’humain…
Bugonia prétend parler « du monde » (écologie, industrie, complotisme…), mais, comme ses protagonistes, il en est allergique. Il remplace le réel par son idée : on le cite, mais on ne le touche pas. On ne le montre pas. Les meilleures séquences de Bugonia sont les séquences de tension déshumanisée, comme un cordon qu’on étire : des longueurs fixes et insidieuses des images, le caractère de cette PDG prête à toutes les bassesses, face au bourreau de bonne foi, la victime manipulatrice. La tension s’installe. Et voilà qu’au moment où elle devrait s’étirer, le contrechamp révèle un humour moqueur, se voulant mutin, mais en réalité oisif, usé par la focale courte qui scrute les visages. Le geste est petit, mais il suffit. Comme si, pour dynamiser Shining, Kubrick s’était mis à faire un monologue sur la triste Amérique. Le hors-sol Bugonia s’envole, où le kafkaïen du début se voit violé par l’idiotie sanguinolente de la fin du film. On pourrait croire que ce geste clôt, pour de bon, l’épuisement de la méthode du cinéaste lui-même, obtus à pratiquer le pamphlet par la moquerie dans un film tristement restreint par son procédé, qu’il applique de façon scolaire : plans très larges, décadrés, dézooms, blancheur, jeu d’acteurs non naturel, textes lus, émotions retenues…

Ce qui était une bizarrerie artisanale devient une « plus-value ». La singularité se met à tourner toute seule. Lánthimos a bâti son image de marque en abâtardissant le sous-jeu ascétique, kitanesque, bressonien, en faisant ce que Welles appelait le « gimmick », où l’exotique « bizarrerie » devient une image de marque pour lui, producteur de chimères à la chaîne. Est-ce un hasard si nous retrouvons le nom d’Ari Aster à la production ? Dont l’effroyable Eddington, comme Rumours, semblaient être des signes avant-coureurs, annonciateurs d’un sinistre dont l’industrie dite « indépendante » hollywoodienne se rend responsable — oxymore suprême : l’industrialisation des « films subversifs », l’industrie de Banksy transposée au cinéma. Quand la satire devient un label, elle cesse de mordre les gredins : les dents sont plastiques et portent une étiquette. Si demain McDonald’s vendait des tracts communistes, qui y croirait ? Qu’est-ce qui vous pousse à croire, alors, en Bugonia, comme vous avez cru en Eddington ?
La folie nous guette… Derrière une vitre teintée, il regarde. Je saigne : je ne vois que du blanc. Du blanc, du blanc, du blanc…



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