Synopsis : La douce et naïve Tsuyuko a un sérieux problème : sa beauté juvénile ne cesse d’attiser la convoitise de la quasi-totalité des hommes qu’elle croise. Elle décide alors de quitter son petit village de la province de Kawachi pour tenter sa chance à Osaka, où elle intègre un cabaret en tant qu’hôtesse. Mais face à ses nouveaux déboires avec la gent masculine, Tsuyuko va peu à peu devoir affirmer sa personnalité et assumer sa farouche indépendance…

| Réalisateur : Seijun Suzuki |
| Acteurs : Yumiko NOGAWA, Koji WADA, Tamio KAWACHI, Chikako MIYAGI, Ruriko ITO |
| Genre : Drame |
| Pays : Japon |
| Durée : 89 minutes |
| Date de sortie : 1966 (Japon) 11 mars 2026 (France) |
2026 marque la renaissance dans les cinémathèques françaises de l’encore trop confidentiel Seijun Suzuki.
Grâce à Carlotta Films, pas moins de neuf films restaurés du réalisateur vont connaître une réjouissante exhumation au mois de mars.
Du côté de Kino Wombat, cela tombe bien car le cinéaste a longtemps été désiré mais jamais véritablement étudié.
Pour commencer ce voyage cinéphile, aussi cruel qu’émouvant, qui s’organisera tout au long du premier semestre 2026, direction Carmen de Kawachi, film à ce jour encore inédit dans l’hexagone et aujourd’hui présenté dans une magnifique restauration 4K.

Seijun Suzuki tourne Carmen de Kawachi en 1966, deux ans avant les émeutes japonaises étudiantes de 1968.
Le cinéaste japonais, populaire et toujours friand d’expérimentations visuelles notables, s’élance à la poursuite d’un mythe, Carmen, et tente de transposer l’opéra de Bizet à la société nippone des sixties écartelée entre ruralité et urbanisme, mais aussi entre génération mutilée par la Seconde Guerre Mondiale et jeunesse naïve, si ce n’est rêveuse.
Le Japon, et son peuple, se dévoile, carcasse hurlante et fumante où la vie commence à se réorganiser, à repenser son rythme et son ordre.
L’audace de s’essayer à cette immense tragédie qu’est Carmen rappelle les tentatives cinématographiques passées, jalon important de la carrière des plus grands réalisateurs que le cinématographe ait connu.
En cela, Charlie Chaplin, Cecile De Mille, Ernst Lubitsch ou encore Otto Preminger se sont essayés à l’exercice avant Suzuki, et surtout, d’autres continueront après lui, dont Jean-Luc Godard, Carlos Saura ou encore Peter Brook.
La création de Bizet est une glaise qui gronde, volcan impossible à faire taire, naissance d’un personnage transperçant, d’avant-garde, lame ayant touché par-delà la chair l’organe tuméfié d’une société aveuglée et dans l’impasse.
Seijun Suzuki s’impose le défi et remporte la mise.
L’expérimentation est saisissante dans la manière avec laquelle le metteur en scène s’amuse à faire moduler une structure narrative somme toute connue de tous pour raconter la société de son époque ou tout du moins le cinéma de son temps.
Pour cette nouvelle mouture du colosse composé par Bizet, Suzuki appuie sur le destin des femmes japonaises face à une gente masculine qui dans la plupart des cas se trouve être violente, cruelle, sadique, perverse et profondément malveillante.
Carmen, ici nommée Tsuyuko Takeda et interprétée par l’hypnotique Yumiko Nogawa, porte sur elle le poids du regard lubrique du moindre homme qui croise son chemin.
Sa beauté devient richesse à posséder par des hommes soutenus par un pouvoir étatique marqué par un machisme puant, une camaraderie roturière.
Les hommes se révèlent et Seijun Suzuki les observe, les classifie, les pointe dans un tableau entre abscisses et ordonnées : richesse et décadence.
Du village, où le désir se transforme en traque, à la ville où le corps des femmes devient obsession des hommes errants, Seijun Suzuki construit son long-métrage à travers une trajectoire qui se brise perpétuellement, nécessitant de rebâtir les personnages, rencontre après rencontre, drame après drame, nécessitant de travailler sur les ruines d’un Japon fracturé pour espérer tordre ses mauvaises habitudes.
La candeur de la jeunesse s’évapore, les visages masculins deviennent monstrueux, déformés par l’optique plan large. Un sentiment d’ivresse se dégage du cadre. La destin tragique des jeunes femmes se détermine en deux possibilités : devenir femme, murée dans son silence ou de devenir femme, rebelle incendiaire.
La tradition qui muselle d’une part et le rock hurlant, présence insidieuse des Etats-Unis, invitant à tout déconstruire par le chaos.
Deux pays se font face, deux mouvements, entre tradition et modernisme, le village reculé paraît être resté dans des dispositions héritées d’il y a plusieurs siècles, là où la ville change à une vitesse profondément déstabilisante jusqu’à pousser la population dans la névrose totale.

Le monde du film, son espace fictif et son impression de vie, a un rythme de marche implacable, celui du cinéaste, de manière analogue à la pellicule, au film à venir et de ses 24 images par seconde.
Le tempo narratif est vif, les ellipses malignes.
Suzuki ne joue jamais de misérabilisme et ne s’embarque aucunement dans un érotisme de comptoir, facile et vicieux.
Non ! Il s’agit d’une rare union celle du cinéma d’art et essai et du divertissement populaire, un geste avec une éthique qui lui est propre.
Les lignes de lecture se juxtaposent, le divertissement et la politique, la société et ses moeurs.
Pour survivre, il ne s’agit plus de lutter mais d’embrasser le flux sociétal, se laisser porter par le mouvement, jouer des codes pour les détourner et les mettre à mort.
Le personnage de Carmen est d’ailleurs à contre-courant, elle est la volonté d’indépendance, pierre qui roule et qui par rebonds et autres ricochets emporte toute une organisation séculaire. Le cinéaste invite avec hargne à observer les hommes puissants et leurs volontés de pouvoir, les hommes lâches et leurs volontés d’exister quitte à humilier.
Le cadre se voile, mute, module.
Seijun Suzuki travaille les reflets et la profondeur d’image pour perdre ses personnages qui sous leur vernis hérité d’un cinéma classique aux accents parfois Hollywoodiens sont des âmes casser, déchirer.
Suzuki s’essaie à l’aliénation, la blessure, l’égarement, jusqu’à pousser l’interprète principale à la métamorphose, changement de pôle radical faisant glisser le corps de victime à bourreau.
Ce phénomène de glissement est le tour de passe-passe du film jouant sur les lieux et les variations d’une même situation à travers un même personnage à la psyché modulaire et changée.
C’est un laboratoire d’écriture, encore trop maintenu, maîtrisé, certes, mais un espace d’expression donnant à voir un jeune réalisateur habité par son projet, cherchant à dynamiter sa société, ses décadences et perditions.

Carmen de Kawachi porte les germes du détonateur qui fera exploser la société japonaise toute entière deux ans plus tard.
Seijun Suzuki en retravaillant Bizet, impose le rythme d’une tragédie classique à une société en proie au chaos, aux mille mouvements, aux mille fracas, où à travers ces énergies en conflit se tisse un destin tout aussi ordinaire que céleste, celui de Tsuyuko Takeda, Carmen des temps modernes, annonciatrice d’un cinéma à venir, libre et sauvage, d’une société où les femmes se doivent de s’extirper du joug malsain d’hommes manipulateurs.
Les hommes tomberont, ils n’avaient qu’à bien se tenir.


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