« Nuit Obscure – Ain’t I A Child » réalisé par Sylvain George : Critique

Synopsis : Nuit Obscure – « Ain’t I a child ? » montre le parcours de jeunes exilés dans les nuits de Paris. Entre gestes furtifs et présences vibrantes, il esquisse une jeunesse comme puissance d’être, et fait surgir, dans le silence et la durée, d’autres manières d’habiter le monde.

Réalisateurs : Sylvain George
Genre : Documentaire
Pays : France
Durée : 164 minutes
Date de sortie :
5 novembre 2025

Après deux premiers actes tournés à Melilla, Feuillets Sauvages et Au Revoir Ici, N’Importe Où, Sylvain George continue son périple, accompagnant de jeunes migrants vers l’Europe.
Dans ce troisième et final acte, Ain’t I A Child, la fresque Nuit Obscure conduit le regard documentaire de l’autre côté de la Méditerranée, en France, au cœur de sa capitale, Paris.

Le voyage s’ouvre en s’affranchissant du noir et blanc.
Le temps d’une cavalcade, en pleine mer, dans des Zodiac lancés à pleine vitesse, séquence Wagnérienne, la caméra passe à la couleur, joue de ses saturations et fait moduler le spectre colorimétrique jusqu’à obtenir des dénaturations de l’image aux tonalités arc-en-ciel.
Les jeunes rient, se taquinent, célèbrent leur réussite.
Pour certains, la fuite vers le rêve européen après deux ou trois ans d’errance dans les rues de Melilla a la saveur d’une renaissance.

La séquence est courte, fait respirer, espérer. Cependant, avant même d’avoir posé le pied à terre, sur le Vieux Continent, le spectateur, lui, sait.
Le spectateur a conscience de l’Occident, de l’Europe, et dans notre cas plus spécifique de la France. La joie est donc douce amère.
La couleur s’éclipse, la nuit s’invite à nouveau, noir et blanc qui n’a jamais été aussi contrasté et profond.

Derrière les branchages décharnés Paris s’active. Paris se révèle, ôte son masque.

Le long périple dans l’esprit des jeunes migrants paraît toucher à sa fin et pourtant l’impasse est bien plus fourbe que celle de Melilla, d’un pays à un autre, de l’Espagne à l’Allemagne en passant par l’Italie, la France ou encore la Hollande, et bien que les contrôles frontaliers aient disparu, cette jeunesse n’est pas la bienvenue. Elle est abandonnée à la porte, pestiférés contemporains.
Pour les plus jeunes, les mineurs, en fonction du pays, l’accueil peut s’avérer plus ou moins aisé, pour les majeurs, eux, l’enfer se poursuit, mais cette fois aucun espoir n’est à poursuivre, aucune étoile du Berger dans le ciel, une vie de marginaux s’annonce, la prison comme seul horizon.

La Tour Eiffel, emblème de la ville, devient pôle magnétique, attire les âmes, phare dans la nuit, trompe l’œil, mirador terrifiant.
Contrairement à Melilla, ville presque inconnue du grand public, ici, à Paris, ce chapitre final dépasse l’écran, joue du rebond de la lumière sur la toile, sa réfraction sur nos espaces mentaux, pour placer la rétine au cœur d’un pays que l’on connaît, de rues que l’on parcourt et d’ombres que l’on semblait ignorer.
Une grande partie du film est tourné entre la Dame de Fer et le Trocadéro, dans des à-côtés cafardeux, sous des grilles d’aération, au milieu de déchets, sur des péniches vétustes, dans des galeries souterraines humides et suintantes.
La ville la plus touristique du monde dévoile sa vie parallèle, souterraine, celle où les nuisibles sont renvoyés, rats et cafards, comme le dit un jeune, aux espaces dérobés, oubliés, et où les pouvoirs publics laissent mourrir une humanité en détresse du fait d’une irrégularité administrative, leur lieu de naissance.

Dans la rue, l’entraide de Melilla se transforme en défiances, rivalités, jalousies et colères.
La fraternité s’est fissurée, le chaos s’est installé.
La jeunesse s’accuse et se menace, se frappe et se blesse.
Les cris et affrontements ont lieu en pleine rue, devant des passants détournant le regard. L’urgence humanitaire est au coeur de la capitale et la population fait l’autruche.
L’espace-ville est partagé, hermétisé jusqu’à la schizophrénie, impossibilité de juxtaposer les deux mondes dans un même lieu, révélant une ville lâche et craintive.
Sylvain George dresse le portrait d’un Paris en proie au malaise, en pleine crise d’humanité.

Le poids du temps est infernal, les aiguilles sont figées. Les cliquetis se sont évaporés, le purgatoire impose sa mécanique aliénante.
Pour s’affranchir d’un rêve devenu sombre cauchemar, les corps se droguent, Tramadol à la main.
Pour survivre, gagner un kopec, il ne reste que le crime, malheureusement, le trafic, le vol, la violence.
Une attitude qui renvoie les jeunes à l’impasse, celle de ne pas pouvoir obtenir de titres de séjour pour délinquance. La boucle est bouclée, impossible d’accepter l’échec, d’oser rebrousser un chemin de plusieurs années. Zoner jusqu’à s’oublier est l’unique voie.

Sylvain Georges dépasse le geste proposé lors des deux premières parties et affirme la situation du refus d’attribution d’humanité.
C’est absolument terrifiant. Le récit parcellaire et fragmenté des deux premières parties vient à se resserrer pour offrir un suivi bien plus complet et linéaire de ces jeunes âmes perdues.
Le cadre devient étau.

En simplifiant sa narration, son langage, Georges rend l’ensemble plus lisible, arrache le mystère et l’incompréhension, et frappe nos consciences, transperce nos calmes bourgeois crapuleux.
Cette fluidité et clarté, aux teintes carcérales, dans le montage, laisse la possibilité au cinéaste de jouer avec les lumières de la ville, le clair-obscur, le contre-jour, les symboles-miroirs, pour renforcer un cinéma plastiquement abstrait, affirmant une démarche initiée dans des projets plus anciens et poursuivant les ténèbres de Soulages, faisant de la nuit, des noirs bouchés, d’étranges équations narratives.

Les parcours et cartographies des lieux, caméra mouvante et à l’épaule à laquelle nous avions été habitués, témoignages de corps en perpétuels mouvements, vient à se stabiliser, à se résigner.
Le cadre est stable, la caméra enchaîne les plans fixes ou tout du moins à mouvements réduits.
La vie ritualisée pour dépasser les murs de Melilla est devenue une boucle temporelle parisienne où les journées se ressemblent, où le plan d’avenir a disparu. Reste les flammes, les ténèbres.

Le mouvement, valse nocturne, ici, est devenu celui de la ville, continu et insatiable, lumières vibrantes, offrant à ceux qui sont en règle une vie de promesse et de possibles et laissant aux autres des places dans un théâtre défraichi, musée à ciel ouvert où l’Histoire ne veut pas d’eux.

Nuit Obscure – Ain’t I A Child conclut la trilogie de Sylvan George avec virtuosité, vient à resserrer toute la situation sur la crise migratoire d’une jeunesse maghrébine, stygmatisée, déshumanisée et rejetée par les médias occidentaux, et réhabilite des humanités arrachées.
Le projet Nuit Obscure est bien plus que du cinéma, c’est un hurlement, celui des pixels qui s’agglomèrent pour donner à voir un réel que l’on ne sait plus distinguer, trop occupé par nos téléphones, et autres désirs mercantiles.
Pourtant, cette détresse est là, chaque jour, sous nos yeux.

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Un espace de recherche, d’exploration, d’expérimentation, du cinéma sous toutes ses formes.
Une recherche d’oeuvres oubliées, de rétines perdues et de visions nouvelles se joue.
Voyages singuliers, parfois intimes, d’autres fois outranciers, souvent vibratoires et hypnotiques.
De Terrence Malick à Lucio Fulci et Wang Bing, en passant par Jacques Rivette, Tobe Hooper, Nuri Bilge Ceylan, Agnès Varda, Lav Diaz ou encore Tsai Ming-Liang, laissez-vous porter par de nouveaux horizons, la rétine éberluée.

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