La Renaissance : Critique / Derrière Le Virtuel, Redéfinissons Le Gouffre Du Réel

Synopsis : Fadhel Messaoudi, un maître de luth oriental a subi un grave accident de voiture. Il est entre la vie et la mort. Pourra t-il encore jouer ? Veut-il encore vivre ?
Vous êtes Abou Hourayra, le double du musicien et vous allez l’aider à faire un choix. L’aventure va commencer : appuyer sur Start.

Réalisateur : Nader Ayache
Acteurs : Fadhel Meassoudi, Nader Ayache
Genre : Documentaire, Drame, Expérimental
Année : 2023
Durée : 55 minutes
Pays : France

La nuit, en plein Paris, un cri, des sirènes, une voiture accidentée, un homme tout juste conscient, le nouveau film de Nader Ayache démarre en plein ténèbres, à l’heure où les âmes s’évaporent.
L’homme est pris en charge par les hôpitaux de la ville. Les ombres se font reines, l’au-delà se dessine.
Dans l’obscurité, une silhouette, celle d’un homme affublé de lunettes rondes, rendant le regard imperceptible, renvoyant directement au souvenir de La Jetée de Chris Marker ou encore Le Procès de Costa Gavras.
L’individu est ausculté par cet être des ailleurs au visage de juge.
Un écran se dévoile, un écrit se profile, l’interface a des airs de jeux vidéos, des choix s’organisent.
L’âme interrogée, contre son gré, est renvoyée à son corps, dans son brancard.
La confrontation au réel n’est pas une décision de l’âme, mais de la chair, de l’invisible, des espaces inconnus, qui pourtant nous donnent vie. Dans la chambre, un face à face, celui entre le blessé, Fadhel Messaoudi, musicien spécialisé dans l’oud, et son âme.
De la fission à la fusion, un chemin du temps et de la pensée est nécessaire.

Nader Ayache construit une œuvre à mi-chemin entre fiction et documentaire, brouillant le réel et le définissant par une architecture fantastique, confrontant l’individu à l’au-delà, poussant à mettre en relief une vie d’expériences, de difficultés et des réussites afin de renouer avec la confiance perdue et dépasser l’impasse présente.
Il est incroyable de suivre la voie qu’a façonné le cinéaste pour parvenir à développer son cheminement intellectuel et narratif, mêlant les formats, les supports, les visuels, le réel et le numérique pour saisir une problématique enfouie au fin fond des organes, du sang et des origines mêmes de nos existences.
Le parcours que nous suivions, pousse continuellement aux interrogations, à l’investigation pour comprendre qui est Fadhel Messaoudi, les raisons de son accident ainsi que les motifs le poussant à ne plus vouloir reprendre le contrôle de son corps pour partir vers les ailleurs célestes.

En s’enfonçant dans ce parcours, dans cet échange entre corps et âme, les hypothèses se succèdent entre agression, accident malencontreux ou suicide.
En cherchant à retracer les conditions de l’accident, le regard s’enfonce dans l’espace mental de Messaoudi entrant par ses cicatrices jusqu’au reflet de son être intérieur, le chaos de son appartement. Puis notre regard s’affine, des détails se détachent, des souvenirs rejaillissent par le biais d’objets-talismans, la vie du musicien s’éclaircit de son pays d’origine à son arrivée en France, un miroir avec la vie du réalisateur se joue, la frontière entre fiction et documentaire se voile, les blessures du temps s’ouvrent et nous comprenons.
Nader Ayache réussit un coup de maître en définissant l’individu par son parcours de vie, sa culture, ses croyances, sa langue, son mode de vie, et l’étau imperméable d’une société à une autre, le manque d’ouverture et d’union des perceptions.
L’analyse est touchante, parfois blessante, mais toujours consciente, là où ayant vécu une vingtaine d’années dans son pays de naissance et trente ans en France, l’intégration reste toujours d’une complexité effrayante, où le regard des êtres nous définit et non plus nos actes, notre présence. Nous ne sommes que des fantômes.

Le cinéaste organise en un temps limité la difficile installation, à travers les décennies, d’un individu dans un pays qui n’est pas le sien, de l’oubli du droit d’asile, ouvrant les caniveaux et fermant les portes.
Au pays des droits de l’Homme, il n’y a que misère et regards clos pour l’étranger, seule la richesse, celle économique et jamais culturelle, permet d’obtenir les clés. Pour les autres un parcours terrifiant se lève.
Cependant, Nader Ayache ne s’agenouille jamais face à l’impossible, et dans son dispositif, lorsque nous voyons par l’âme, d’un film aux apparats de jeu point and click, nous réalisons que tous les ingrédients, tous les outils du dépassement sont en nous, ou, sous notre main, reste seulement à faire le tri sous la cascade des possibles qui enferme dans nos prisons mentales.

Dans le renoncement à la vie, La Renaissance, travaille également le poids du divin, la marque indéniable que pose les puissances supérieures face à notre rejet du don le plus élevé qui ait pu nous être fait : notre existence.
Messaoudi, compositeur et musicien accompli, ne parvenant plus à distinguer ses réussites est renvoyé sur Terre avec un bras handicapé. Le parcours de renaissance débute alors, nécessitant de se rééduquer mais aussi de parvenir à aller par-delà les limites, pousser à se réinventer face à nos bordures physiques.
C’est ici que le plus beau geste de cinéma naît, celui d’accepter la fin d’un parcours pour en débuter un nouveau, glisser de la pratique au don, s’orienter vers le futur, et garantir le savoir en l’enseignant, enjamber le vide et toucher l’éternité.

La Renaissance de Nader Ayache est une proposition extraordinaire tant de par les sujets qu’elle traite de l’immigration au renoncement de la vie en passant par le don de soi que par la forme qu’elle décide d’employer entre fiction et documentaire, le tout dans une carapace aux interfaces de jeu vidéo.
Ces multiples variations, rencontres du corps et de l’âme face à l’au-delà, dépassant le réel, usant du virtuel, pour se redéfinir en caressant la mort est d’une beauté singulière.

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De Terrence Malick à Lucio Fulci et Wang Bing, en passant par Jacques Rivette, Tobe Hooper, Nuri Bilge Ceylan, Agnès Varda, Lav Diaz ou encore Tsai Ming-Liang, laissez-vous porter par de nouveaux horizons, la rétine éberluée.

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