Navigators : Critique / Chemins Exilés, L’Alternative Sous Les Charniers

Objet du documentaire : Décembre 1919. Le gouvernement des États-Unis expulse 249 anarchistes et révolutionnaires sur « l’Arche soviétique ». Quelques années plus tard, ce même paquebot devient le décor de La Croisière du Navigator, une comédie burlesque de Buster Keaton.

Réalisateur : Noah Teichner
Genre : Documentaire
Pays : France
Durée : 85 minutes
Date de sortie : 19 Juillet 2023

1919, des rafles ont lieu en plein New York, la police encercle des bâtiments abritant de potentiels anarchistes bolchéviques, la politique anticommuniste est en place, 249 partisans sont arrêtés, parqués et expédiés sur le Buford, navire défiant les flots vers une destination inconnue.
A bord du Buford, deux figures de proue de la doctrine anarchiste : Alexander Berkman et Emma Goldman.
Noah Teichner, jeune réalisateur, fait de cette traversée oubliée une histoire à exhumer, un récit bien loin du rêve américain, un documentaire où Ellis Island a perdu toute sa dynamique libertaire, où la parole et les idéaux peuvent se transformer en charges pour l’exil, et où l’humain travestit l’histoire, remodèle ses vérités, faisant du Buford le Navigator, redéfinissant les lieux d’une traversée de misère, en place mystique de l’âge d’or muet d’Hollywood, bastion flottant de La Croisière Du Navigator de Buster Keaton en 1925.

Navigators pose en cela un regard bicéphale autour d’un lieu, le Buford, Le Navigator, à travers deux espaces-temps, à travers deux idéologies. Pour appuyer cette analyse et apporter du sens au symbole de ce navire, le cinéaste scinde le cadre en deux parties, il use du splitscreen pour mettre en parallèle le film connu de tous et les témoignages d’une expédition infernale d’une vingtaine de jours ignorée de tous.
Les mots de Berkman, les textes de Goldman, ricochent sur les images du film de Keaton, un gouffre sépare les deux visions du lieu, d’une part un écrit contant un voyage à plus de 250 prisonniers politiques entassés, de l’autre le film d’une embarcation désertée où l’individu, un simple couple, tente de mener sa barque, ce monstre des mers, pour retrouver la terre ferme.
D’une part, un bateau où le collectif que cela soit geôliers ou prisonniers ne font qu’un, où la force de l’idéologie, avec le temps, et l’isolement loin du regard étatique, parviennent presque à unir et à fendre les flots, et ce, même vers l’enfer, une lecture possible d’un certain communisme, faisant appel à une humanité et une nécessité de l’entraide, de l’autre, l’individu, seul, se croyant plus fort, ne cherchant que contrôle là où la machine ne semble plus fonctionner, image d’un capitalisme aveugle, spectre des Temps Modernes de Chaplin et de leurs limites.

Teichner fait renaître les ténèbres à travers une pellicule burlesque, et dans cette dynamique surprenante, l’ampleur dramatique s’en trouve décuplée.
Il y a tout autant de cynisme que de regards acides de la part du réalisateur, le fondu entre images de Keaton et mémoires d’une exode est troublant, le cinéma expérimental et sa puissance nous explose à la figure, dépassant le simple champ documentaire.
Teichner donne l’impression de nous former, nous préparer à l’exploration, à faire de nous des chercheurs à la recherche d’un vide qui se trouve être un véritable secret d’Etat.
Un vide qui a touché pas moins de 4500 individus et dont nous ne trouvons que peu de traces. Les Etats-Unis, sauveurs à venir, ont pratiqué des méthodes, sensiblement proches des autres régimes autoritaires à venir que cela soit en URSS ou bien en Allemagne, raflant les marginaux, les idéologies alternatives, les enfermant dans des camps de travail, les faisant disparaître à jamais.

Ce voyage que nous offre Teichner, bien que douloureux, marque la nécessité de déconstruire les images orchestrées par les institutions étatiques pour étiqueter les populations à stigmatiser.
En jouant avec les mots, les dessins, les photographies, avec le soutien des médias, le cinéaste nous montre la fabrique à monstres, l’usine à créer des boucs émissaires, tout comme il développe son usine à expressions ne cessant de travailler la plastique qu’il met en place, manipulant sans cesse l’analogique, reliques gardiennes des secrets, pour révéler un autre récit de notre civilisation.
Il s’appuie d’une part sur l’idéologie sociétale, le capitalisme monstre dissimulé derrière le mythique rêve américain, et d’autre part sur la religion, renommant cet exil « l’arche soviétique » en référence à l’Arche de Noé, usant de ressorts bibliques, insinuant renvoyer ces « étrangers », présents depuis trois décennies, vers leur terre promise la Russie, réussissant à populariser et justifier de la sorte tout le hideux protocole .

De cette destination, la Russie, le cinéaste pose une dynamique qui vient donner toute son ampleur, sa profondeur à Navigators ne se focalisant plus seulement sur les Etats-Unis mais sur une situation mondiale, autour du globe, qui a la sortie de la Première Guerre Mondiale s’organise déjà en pôles doctrinaux, voyant les structures passées s’effondrer, ici le tsarisme, et le faux El Dorado du communisme soviétique s’organiser.
Dans cette situation de faux-semblants, de pays souhaitant toujours les intérêts de son peuple, mais ne rêvant finalement que d’une chose, extraire les richesses et s’en repaître, écrrasant le prolétariat, esclavage moderne, et faisant des activistes politiques divergents des êtres à abattre, pour toujours plus et toujours mieux soumettre toute une population.
La situation est identique d’un bout à l’autre des océans, et les pays en dehors des pôles se doivent de choisir leurs camps au risque de se faire engloutir par ces mastodontes meurtriers.

Navigators est une édifiante œuvre expérimentale, jouant de son format singulier alliant pellicules, entre images d’archives et fictions, notes, mémoires et anciens disques, pour exhumer un cheminement d’Histoire qui avait été effacé, repeint et servi sous forme de mirage, du Buford au Navigator.
Noah Teichner révèle une grammaire cinématographique affûtée pour pointer la terrible puissance des doctrines étatiques qui écrit une Histoire morcelée mais désirée, module l’image pour occulter les alternatifs, pour invisibiliser les alternatives, les exiler jusqu’à la mort.
Une analyse trouvant échos de part et d’autres du XXe siècle et continuant, encore aujourd’hui, à nous ronger, avec un rire grinçant et profitant de nos aveuglements, de la lumière des écrans pour œuvrer dans l’ombre de nos échines.
Un très grand documentaire expérimental est né, espérant qu’il trouvera son public, qu’il touchera la rétine jusqu’à dépasser l’image miroir d’un monde artificiel, pour distinguer dans la nuit les troubles murmures, venant de charniers-clés pour redessiner nos vies, nos sociétés.

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De Terrence Malick à Lucio Fulci et Wang Bing, en passant par Jacques Rivette, Tobe Hooper, Nuri Bilge Ceylan, Agnès Varda, Lav Diaz ou encore Tsai Ming-Liang, laissez-vous porter par de nouveaux horizons, la rétine éberluée.

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