Onibaba : Critique / Crimes, Fange et Maléfices

Synopsis : Au XIVe siècle, au Japon, une guerre entre les samouraïs ruine le pays. Pendant que Kichi combat, sa mère et sa femme survivent difficilement en traquant les samouraïs blessés pour les achever et vendre leurs effets au marché noir. Toutes deux sont dévastées lorsqu’elles apprennent la mort de Kichi, mais sa femme entame bientôt une liaison avec un déserteur nommé Hashi. Contre cette aventure, la belle-mère se déguise en démon pour la terrifier.

Réalisateur : Kaneto Shindo
Acteurs : Kei Sato, Nobuko Otowa, Jitsuko Yoshimura, Jūkichi Uno, Taiji Tonoyama
Genre : Epouvante
Pays : Japon
Durée : 103 minutes
Date de sortie : 1964 (salles) / Octobre 2023 (ressortie française)

En bordure du champ de bataille, là où le sang fertilise la terre, là où l’amas d’hémoglobine devient fange, au cœur d’un marécage, vivent une femme et sa bru.
Ces dernières cohabitent dans l’attente du retour du fils prodigue, de l’époux enrôlé.
Afin de subsister, dans des cabanes de fortune encerclées par les roseaux, le duo traque les déserteurs dans les étendues de glaise et de pousses gigantesques, les neutralisent, les pillent, les balancent dans un trou, et vont troquer les biens dérobés.
Une situation plus ou moins viable jusqu’à l’arrivée d’un proche ami du fils/époux ayant déserté. Ce dernier a des vues sur la bru. La belle-fille ne semble pas insensible au jeune homme.
La mère, quant à elle, est bien décidée à mettre fin au déshonneur de son fils.
Les vents balaient les marais, les roseaux caressent, fouettent et tranchent corps et âmes. Dans l’obscurité, une présence démoniaque s’immisce.

Kaneto Shindo n’est pas un cinéaste anodin, réalisateur de L’ïle Nue, il fait partie intégrante du mouvement de la première nouvelle vague japonaise, aux côtés de Imamura et Oshima.
Un mouvement de cinéma qui n’a cessé d’élargir le paysage cinématographique japonais, lui ouvrant toute sa fureur et son excentricité, toute sa modernité et sa liberté, bien loin du classicisme ainsi que de l’exquise mais contraignante austérité dramaturgique du cinéma de Ozu ou encore Mizoguchi.

Le cinéaste, dans le cas d’Onibaba, vient croiser deux thématiques, deux mondes, dans lesquels le Japon se retrouve étiré, si ce n’est écartelé, lors des années 60, entre patrimoine et mondialisation.
Le récit se déroule durant le XIVème siècle mais le poids sourd de la Second Guerre Mondiale hurle dans les moindres recoins du cadre. On y découvre un pays qui observe son patrimoine, artistique et populaire, son histoire, les territoires divisés, le temps des samouraïs et la formation de sa difficile unité, tout en ravivant les cicatrices de la Seconde Guerre Mondiale, et une population laissée à elle-même en périphérie des villes enflammées.
L’archipel nippone change de visage, se retrouve blessée, défigurée. Le spectre de l’occupation renaît avec le lourd et stigmatisant masque des occupants états-uniens.
Entre théâtre Nô en pleine dépossession et cinéma horrifique, reprenant le champ grammatical des yokai, fantômes issus des récits traditionnels japonais, Shindo construit un conte qui ne cesse de plonger, qui observe sa lumière se dérober, célèbre le Japon à travers une douloureuse et éternelle nuit.

La photographie dans Onibaba joue alors de ses contrastes, travaille l’évaporation du jour et les ténèbres rampants. Le noir et blanc passe de la saturation de l’astre à l’obstruction totale de son cadre par des noirs profonds qui laissent assez de place pour nourrir les monstres, qui ouvre la porte aux créatures oubliées.

Les éléments s’amplifient de manière progressive, de façon presque imperceptible.
Le vent cisaille les corps. L’eau monte et emprisonne les esprits.
Ici, réside le dernier bastion, au cœur d’un marais, ruines aveugles où le trépas semble surgir du moindre pas, de la moindre respiration.
L’épouvante à tendance fantastique se distille au gré des conditions climatiques, se meut avec malice, laissant le drame humain invoquer par delà le gouffre, trou rempli de carcasses, les champs de l’horreur, les démons ancestraux.
Il y a un véritable déchaînement cosmique dans ce bout du monde qui s’isole de plus en plus, qui chevauche les ténèbres au rythme des charognes qui se décomposent, au rythme des os qui deviennent ultime lumière dans l’obscurité.
La Terre a goûté aux dépouilles mutilées et elle est loin d’être rassasiée.

L’atmosphère du film est déconcertante, travaillant tout autant la répétition que rendant anodine la violence de par son omniprésence.
Le regard devient distant, voyeur, s’empêche de se mêler à cette folie meurtrière, à cette humanité dégénérée, tout en la contemplant avec une étrange jouissance.
Le piège est trouble, le film paraît se désagréger dans son expression, tourner en rond, routine entre Eros et Thanatos, et ne plus savoir où mener nos esprits lorsque tout à coup le grand frisson nous est infligé. La rétine se fige, se glace, se tétanise. Le monstre fait du spectateur sa proie.
Le regard vide, celui du masque qui tort la chair, vient hanter. Toute la mise en scène prend son ampleur.
Il est impossible de se jouer du démon, et malgré ses six décennies, la réalisation de Shindo est effrayante.
La lumière dans la salle se rallume. Le film résonne, se reconstitue en nous, minute après minute.
Les images chahutent, se réorganisent et le théâtre macabre qui vient tout juste de se jouer face à nos mirettes éberluées offre un beau et rare vertige.

Onibaba dépasse le cinéma d’épouvante, s’en affranchit.
La proposition voit au-delà de la présence fantomatique et devient un terrifiant poème sur la fin des temps, le dernier souffle, celui qui viendra marteler les terres, celui qui viendra faire se mêler les éléments dans une danse où l’humanité ne pourra connaître que le péril, celui qu’elle a méticuleusement organisée depuis de nombreux siècles. L’humanité a échoué, elle est rappelée à un tout cosmique.
Shindo invoque les spectres du XIV eme siècle, la grande époque des samouraïs, pour aborder avec acidité le constat d’un pays ravagé, à la sortie de la guerre, défiguré, par l’occupation, se battant dans le chaos, pour une dernière inspiration.

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Voyages singuliers, parfois intimes, d’autres fois outranciers, souvent vibratoires et hypnotiques.
De Terrence Malick à Lucio Fulci et Wang Bing, en passant par Jacques Rivette, Tobe Hooper, Nuri Bilge Ceylan, Agnès Varda, Lav Diaz ou encore Tsai Ming-Liang, laissez-vous porter par de nouveaux horizons, la rétine éberluée.

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