Incubus : Critique et Test Blu-Ray

Synopsis : Situé au bord de l’océan, le village de Nomen Tuum a tout d’un lieu paradisiaque. On y trouve un puits, la Fontaine du Cerf, au fond duquel coule une source aux vertus curatives. Mais cet endroit a aussi attiré des succubes, démons à l’apparence de belles femmes, recherchant des âmes corrompues pour les livrer au Dieu des Ténèbres.

Réalisateur : Leslie Stevens
Acteurs :  William Shatner, Allyson Ames, Ann Atmar
Genre : Fantastique
Pays : Etats-Unis
Durée : 74 minutes
Date de sortie : 1966 (salles) / décembre 2023 (Blu-Ray/UHD)

Entièrement tourné en espéranto, projeté dans un circuit de salles réduit en 1966 et disparu aussitôt des rétines mondiales, Incubus réalisé par Leslie Stevens aurait pu rejoindre la triste liste des films disparus à jamais.
Oublié par beaucoup et vivotant seulement car faisant partie intégrante de la filmographie de William Shatner, alias capitaine Kirk de Star Trek, ce curieux film occulte traite d’une mystérieuse source aux pouvoirs providentiels, d’un village touché par la grâce et sa patrouille de succubes prêtes à tenter les crapules avides de puissance pour nourrir le maître des enfers.
L’exhumation de l’oeuvre provient de la restauration d’une copie 35mm miraculeusement retrouvée.
Après une piètre première édition DVD , il y a de cela quelques années, Incubus est de retour avec une toute nouvelle restauration et intègre le panthéon de la UHD.
L’édition contient le film en Blu-Ray et Blu-Ray UHD.
Kino Wombat reviendra sur le disque HD, notre téléviseur 4K première génération étant trop daté pour connaître l’existence du traitement HDR, quelle plaie.

L’article s’organisera en deux temps :
I) La critique d’Incubus
II) Les caractéristiques techniques de l’édition Blu-Ray

I) La critique d’Incubus

Dans le village côtier de Nomen Tuum se trouve un puits d’où s’échapperait une eau aux vertus curatives. Elle soignerait les maladies et embellirait les physiques difficiles. La source a alors attiré foule jusqu’à faire venir les âmes sombres, cherchant derrière les apports de cet eau, une nouvelle source de pouvoir.
Une humanité corrompue défile, une humanité crasse qui a attiré l’œil des enfers. Ces derniers convoquent alors des succubes pour porter les âmes putrides vers les abîmes afin de nourrir le maître du mal, Satan en personne.
L’une de ces tentatrices, lassée de piéger des hommes si facilement corruptibles, jette son dévolu sur un ancien soldat, Marc, une âme fondamentalement bonne, vivant en autarcie avec sa sœur.
En cherchant à pervertir Marc, Kia la succube perturbe les équilibres entre le bien et le mal, exhume l’amour et déchaîne une apocalypse à la frontière des mondes, entre église et faille infernale.

Incubus occupe une place particulière tant dans la filmographie de Leslie Stevens qu’au sein du cinéma mondial.
D’une part, la proposition est très loin de ce qu’a pu proposer le cinéaste au cours de sa carrière, le film autour d’un certain occultisme ne répond pas aux carcans habituels de la rétine du réalisateur. Il semble que nous soyons face à une sorte de révélation, d’éclair, de fulgurance inattendue, comme si l’oeil du cinéaste avait été guidé par une puissance invisible, une main damnée. Il s’agit ici d’assister à une réflexion sauvage, tragédie foudroyante, autour du bien et du mal, gouffre entre les êtres et les affres de l’incommunicabilité. Les sentiments qui rendent mués jusqu’à la mort se révèlent.
D’autre part, d’un point de vue international, il s’agit ici de l’unique film ayant été tourné en espéranto, langue universelle conçue par Louis-Lazare Zamenhof en 1887, puis moquée et discréditée par les grandes puissances mondiales. Une langue qui aurait alors pu réunir l’humanité toute entière, devenant malgré elle savoir souterrain, dialecte obscure usité par de petites communautés secrètes. L’ombre de la Tour de Babel nous assiège.

Le film de Stevens a des airs de fins du monde, expédition aux limites des terres connues, face à la mystérieuse immensité des mers, hypnotique Styx. La rencontre du bien et du mal s’opère.
Le voyage guide vers une quête expérimentale.
Le spectacle ritualiste, où la répétition porte à la compréhension de la pratique ésotérique, dévoile une mise en scène d’alchimiste amenant à distinguer sous de nouvelles lumières les frontières d’un monde bicéphale entre jour et nuit, homme et femme, lune et soleil, haine et amour.
Dans cette rencontre des mondes, où l’usage du noir et blanc est savamment étudié pour renseigner sur l’environnement et les personnages, les forces occultes viennent mettre à l’épreuve les puissances célestes. Tout devient un jeu d’équilibriste et de balancier fascinant. Les messes noires s’organisent, les sacrifices et invocations assombrissent le monde. La lumière survit, cherche l’interstice pour reprendre sa place.
L’espéranto dépasse la simple expression et ouvre la porte de mondes intangibles, invite au rituel, à l’inconnu pour mieux invoquer les démons, pour mieux implorer le divin. Au paradis comme dans les limbes, il n’y a qu’une seule langue. Il ne reste plus qu’à savoir la manier à bon escient pour révéler le chemin désiré.
Les représentants du bien sont vêtus de noir, porteurs des maux de la société, humbles servants du divin. Ils ne trichent pas, sont naïfs et confiant embrassant aveuglément le destin qui leur a été écrit.
Les représentants du mal eux, portent du blanc, parfois intégralement, d’autres fois masqué par quelques tissus noirs, des agencements de serpents, de trompe-l’œil pour attirer les victimes dans des pièges sournois.

La mise en scène de Stevens rappelle l’avant-garde de Ingmar Bergman et l’occultisme de Carl Theodor Dreyer, il y a cette fusion des regards qui orchestre cet oppressant balai d’une simplicité déconcertante où dès que l’on s’intéresse aux mécanismes nous nous trouvons littéralement avalés par ce dédale d’interprétations, de réflexions, de visions. Car Incubus ne se regarde pas comme une simple fiction, une histoire parmi tant d’autres. Il s’agit ici d’un excitant jeu de piste, où l’environnement est à analyser, décortiquer et définir.
De l’agencement cartographique des lieux, avec l’église et les flots démoniaques séparés par une forêt dévastée, où les duels des puissances surnaturels se jouent dans des méandres de branches, morcelant le cadre de ténèbres, cisaillant la lumière pour révéler le monde déchirant dans lequel l’humain évolue fatalement, au moindre regard et gestuel, gestion du noir et blanc, Incubus dès que l’on dilate la pupille se révèle labyrinthe.

Et au-delà de ses références, de ses inspirations, il est indéniable que lors de sa redécouverte en 2006, des regards de jeunes cinéastes ont très certainement dû se frotter le fond de l’oeil à l’oeuvre en question.
Le maniérisme de Robert Eggers transparaît et l’architecture de The VVitch se rappelle à notre bon souvenir.
Puis, il y a la vision incontournable de Nietzchka Keene, bien qu’ayant évoluée avant la redécouverte d’Incubus, de Hinterland à Quand Nous Etions Sorcières, qui martèle les pensées avec sa grammaire de cinéma, sa façon d’user des contrastes et dépasser l’individu pour questionner tant la nature environnante que les forces invisibles.

Incubus est une oeuvre à (re)découvrir d’urgence, une vision de cinéma passerelle entre Bergman/Dreyer et des regards plus contemporains, une arche dédale sur laquelle le bien et le mal s’affrontent.
Un combat qui dépasse de loin les archétypes du genre et vient à jouer d’expérimentations, d’équilibres dans un monde où l’un ne pourra jamais éradiquer l’autre, et où une harmonisation des énergies se doit d’être calibrée pour aborder l’éternité. Dans le cas contraire, une terrifiante chute cosmique s’abattra.
Leslie Stevens parvient ainsi à construire un récit autour de l’envoûtante instabilité des invisibles, ceux des cieux comme des enfers, miroir d’une humanité traversée et modelée à l’image des créateurs. L’humain est alors une créature piégée par sa propre nature, éternelle faille intime.

II) Les caractéristiques techniques de l’édition Blu-Ray

L’édition Blu-Ray de Incubus est à nouveau désignée par Frédéric Domont, le combo Blu-Ray/UHD rejoint la collection Digipack de l’éditeur.
Le design reprend des motifs ésotériques du générique d’introduction du film et se découvre à la manière de panneaux incantatoires, une très belle édition, que nous avons passé un long moment à admirer.

Image :

L’édition Blu-Ray propose un rendu 1920×1080/24p.
La restauration à partir d’une copie 35mm est une véritable réussite. La précédente version du film, en DVD, faisait perdre toute l’importance visuelle du film, toute la minutie de l’environnement empêchant de pleinement y plonger.
Ici, le niveau de détails est poussé, les contrastes sont parfaitement balancés, l’image est stable, impeccablement nettoyée.
Il est fascinant de se perdre dans le regard des acteurs, d’observer les textures des éléments en présence et pénétrer au coeur de l’agréable profondeur de champ. La nature de la pellicule a été respectée et la proposition paraît vivante, organique. Les noirs sont profonds et les blancs ne saturent pas.
A noter, une variation de la taille du format parvient de-ci de-là, les bandes noires étant plus ou moins grandes lors de certaines rares séquences, une situation nécessaire afin de couper d’anciens sous-titres incrustés sur la version 1.37.

Note : 10 sur 10.

Son :

Une unique piste Espéranto DTS-HD MA 2.0 est présente, avec une possibilité de sous-titrage français ou anglais.
Le rendu sonore est bien plus que correct. Ne vous attendez pas à du grand spectacle, car ce n’est pas ce que vous réserve la nature intimiste du film.
La restauration de la piste son est réussie avec un bon équilibrage des fréquences, les voix comme l’atmosphère sonore générale cohabitent parfaitement, et quelques légères saturations peuvent arriver comme lorsque le bouc effectue son effrayant hurlement, saturation appuyant finalement la distorsion des mondes.

Note : 7 sur 10.

Suppléments :

Deux suppléments sont en présence :

• Le film maudit, retour sur l’histoire d’Incubus :
Conté avec une hypnotique diction et un montage de séquences autour du film, croisé avec d’autres éléments se ramenant à la parole de l’intervenante, le supplément inédit conçu par Le Chat Qui Fume est obsédant.
Retour sur Incubus, sa place de précurseur au coeur du mouvement folk-horror naissant, les origines de sa création mais également son caractère maudit et les nombreuses mésaventures que les acteurs du film ont rencontré quelques mois, voir semaines, après le tournage.
Bien que que fascinant nous aurions tant aimer découvrir plus d’éléments sur Incubus.

• Version 1.37 plein cadre

Note : 6.5 sur 10.

Avis général :

Incubus, film disparu durant de longues décennies, pellicule maudite tournée entièrement en espéranto et dont deux copies 16mm et 35mm ont été retrouvées il y a quelques années, est un étrange essai ésotérique, un voyage damné vers l’entre-monde, quelque part entre le bien et le mal.
Il y a ici tout autant de Bergman que de Dreyer, un soin donné à l’image dépassant la parole.
Incubus est une expérience incantatoire qui saura résonner dans l’âme troublée du cinéma actuel de Robert Eggers.
L’édition concoctée par Le Chat Qui Fume est une grande réussite, un véritable travail d’exhumation au rendu technique inespéré et au contenu supplémentaire mince mais plutôt complet.

Note : 8 sur 10.

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