Shoah : Critique

Objet du documentaire : Claude Lanzmann interroge, onze années durant, les témoins directs de la Shoah afin de savoir comment l’Allemagne nazie a pu exterminer plus de cinq millions de juifs pendant la Seconde Guerre mondiale.

Réalisateur : Claude Lanzmann
Genre : Documentaire
Durée :  570 minutes
Pays : France
Date de sortie : 1985

C’est dans la nuit du 30 janvier au 31 janvier 2024, 3 jours après la journée de la mémoire des génocides et de la prévention des crimes contre l’humanité, que France 2 a programmé le documentaire-fresque de Claude Lanzmann : Shoah.
L’entité monolithique de 9h30 minutes a pris place sur les antennes hexagonales à un créneau peu conventionnel allant du prime time, aux environs de 21h00, jusqu’à 6h30 du matin.
Rappelons-le, bien que tout le monde parle actuellement de Shoah pour parler du génocide ayant eu lieu durant la Seconde Guerre Mondiale, le terme ne fut choisi et popularisé autour de ce funeste morceau d’Histoire qu’à la suite de la sortie du documentaire de Claude Lanzmann.
Les termes jusqu’alors vacillaient entre « La Solution Finale » et l’ »Holocauste ». Une première appellation usitée par les forces nazies et un second nom venu des terres de l’Oncle Sam apportant alors un caractère cérémoniel au génocide.
Shoah, contrairement aux précédentes dénominations, se tourne vers un élément langagier hébraïque renvoyant à nos définitions de désastre, tempête ou encore anéantissement.

Shoah est un long fleuve, fait de méandres et embranchements complexes, qui travaille les perceptions à travers de regards multiples, des paysans polonais aux survivants en passant par le bourreaux et autres témoins, sur des événements, des lieux et des organisations, communs.
Claude Lanzmann parvient à esquisser une toile où les récits des uns et les mémoires des autres viennent à construire un réel, une vision, au-delà de la lecture médiatique fantasmée.
C’est pris de vertige à chaque témoignage que nous chutons vers une page d’Histoire que nous pensions connaître et que nous découvrons tout juste. Le cinéaste explore les recoins, les détails, conduit les humains à se livrer de la manière la plus complète, révélant un puzzle complexe et torturé, un photogramme d’une humanité ravagée.

Les paroles se succèdent, les fractures se chevauchent. Du jeune garçon qui chantait pour les SS aux commandos spéciaux qui alimentaient les fours, jusqu’aux observateurs, paysans polonais entre autres, et créateurs de l’industrie de la mort, le documentaire dépasse le moindre de nos songes, piétine nos plus effroyables terreurs nocturnes.
Le cinéaste est parvenu à saisir des entretiens particulièrement troublants, déstabilisants où certains interrogés sont encore aujourd’hui pour les désastreux événements s’étant produits.
Construit de manière spiralaire, la forme du documentaire ne cesse de se déplacer d’un camp à un autre, d’une voix à une autre, rebondissant sur les découvertes, pour mieux revenir sur de précédentes observations dans le but d’étayer l’analyse.
Le façonnement de l’idée, la modélisation de l’Histoire vient alors à s’ancrer progressivement en nous à travers un montage fascinant entre espaces et histoires. Nous observons alors les lieux, de leurs conceptions à leurs destructions, et l’être humain, dans son voyage entre la vie et la mort, sous différentes casquettes, fonctions.

Lanzmann vient à dissiper le brouillard d’Alain Resnais pour mieux observer la nuit.
Shoah se dénude de tout artifices, qu’il s’agisse de voix off ou de croisements de photographies d’époque, et vient à observer les restes de ce drame humain, quatre décennies plus tard, réinvestissant les lieux, cherchant les âmes qui errent toujours aux abords et exhume des secrets que seul la Terre et la nature environnante conservaient.
L’investigation est effrayante, tétanisante, et en sondant les lieux désertés d’Auschwitz, Treblinka ou encore Sobibor, le réalisateur saisit l’air ambiant, qu’il croise aux témoignages, il touche à une certain lyrisme naturaliste, ressentant les modulations et oscillations saisonnières, découvrant les champs invisibles communiant entre la conscience collective et les rivages métaphysiques. La passerelle ouvre alors en nous une perspective stupéfiante et particulièrement riche.

Des chemins ferrés aux crématoires, des baraquements aux ghettos, des sous-sols hantés par des âmes massacrées aux voisinages doux amers, nos connaissances trouvent des sentiers face aux ombres qui segmentaient nos perceptions.
Les représentations intimes, enseignées tant au collège qu’au lycée, les images faussées des productions américaines, des réalisations européennes, s’écroulent et pour la première fois, le silence du chaos se fait, les voix tracent alors le chemin, celui d’une vérité qu’on ne peut définir, celui d’une vérité dont on peut tout juste distinguer les reliefs.

Shoah défile, nous arrache au temps, la question des 9h30 s’évapore, et le documentaire vient à nous heurter dans nos plus profondeurs certitudes, les visages des rescapés, bourreaux, paysans polonais, sont l’essence intime de l’humanité, sa lumière et ses ténèbres. Lanzmann sonde, jusqu’à ne plus trouver fond à son puits, face à des monstruosités toujours plus effarantes, un rendement industriel de la mort où l’humain devient cadavre, où le cadavre devient unité de mesure.
Cependant, le cinéaste trouve face à cette obscurité, inscrite dans le cortex humain, les lucioles, celles qui poussent à la vie, celles qui permettent encore de croire là où les sens ne le peuvent plus, bien au-delà du tangible.
En deux mouvements qui se croisent, en deux courants aux rythmes désynchronisés, Lanzmann questionne également l’après celui de la nature, qui ne cesse de se battre, et celui des hommes, et la difficile restructuration des corps et des esprits.
Shoah part à la rencontre des aveuglements et ausculte le plus grand naufrage humain du XXeme siècle, le plus grand projet d’extermination d’une population de l’Histoire.

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