Enys Men : Critique / Le Cinéma Ritualiste De Mark Jenkin, Dépassements Et Dislocations Des Horizons Folk-Horror

Synopsis : Sur une île inhabitée des Cornouailles, une bénévole passionnée de vie sauvage se livre à des observations quotidiennes sur une fleur rare. Sa vie est hypnotique dans sa monotonie, elle répète les mêmes gestes jour après jour, comme un rituel. Au fur et à mesure, des sons et des images provenant d’autres temporalités commencent à s’infiltrer, perturbant progressivement son équilibre.

Réalisateur : Mark Jenkin
Acteurs :  Mary Woodvine
Genre : Drame expérimental, Folk-Horror
Durée : 91 minutes
Pays : Royaume-Uni
Date de sortie : 10 avril 2024

Au large des Cornouailles, sur un mystérieux îlot, dont on nous susurre tout juste le nom, Enys Men suit le parcours d’une femme, dont nous ignorons l’identité, engoncée dans un étrange rituel quotidien.
Chaque jour, elle se rend aux abords de la falaise, sonde la température, observe les fleurs, les mystérieuses avancées du lichen, jette une pierre dans un puits, observe un curieux monolithe, lance son générateur, regagne sa maison d’exilée et prend des notes : date, température, observations. Des observations, qui, de manière générale s’avèrent être constantes : rien à signaler.
Qui est-elle ? Une scientifique ? Une poétesse ? Une botaniste ? Une damnée ?
Un matin, le chemin vers la côte et le retour au cabanon oscille, module.
Le lichen commence à prendre possession des fleurs, la pierre n’atteint pas le fond du puits.
Au loin, des spectres d’un autre temps semblent faire des apparitions.
Face à cet étrange ritualisme glissant, s’effritant, et cet horizon en pleine dislocation, le regard spectateur explore, analyse le cadre, les textures, les gestes et les sons, les pièces du puzzle sont éparpillées, une quête de structuration du récit est lancée, l’hypnose s’immisce, le mirage inonde l’esprit.

Pour son second long-métrage, Mark Jenkin, venu du cinéma expérimental, et que nous avons pu également redécouvrir avec les deux clips de The Smile récemment sortis, emprunte les codes du sous genre de la folk horror, pour dessiner son récit.
Une structure horrifique dont il use pour concevoir un spectre sans jamais pour autant se vautrer dans le film de genre et ses raccourcis.
En cela Enys Men est tout autant un descendant de The Wicker Man que de Le Cheval De Turin, il est un reflet épuré et lavé du Men réalisé par Alex Garland il y a peu.
Le cinéaste des Cornouailles travaille les magnétismes ceux qui émanent de la terre, des minerais, pour faire remonter les ombres passées, celles des âmes qui ont traversées l’îlot, celles des corps qui ont nourris l’écosystème.
Le travail de l’image par l’usage de la pellicule 16 mm renforce le caractère organique, organise le grain pour faire naître l’imperceptible.

C’est par le corps, les cicatrices, les restes, que la caméra de Jenkin parvient à se délier du réel pour concevoir son labyrinthe fait de miroirs, de subconsients et d’abstractions.
Ce jeu de détails, d’indices, d’énigmes est passionnant, d’autant plus qu’il se déleste du poids des mots pour embrasser une véritable exploration sensorielle.
Le monolithe sur la colline crée des vibrations et reste le seul témoin des années, des décennies, des siècles, le gardien des souvenirs, ceux de la mine qui cisaille les entrailles du monticule rocheux, ceux des danses et costumes qui au gré des vents apparaissent et disparaissent, ceux des drames refoulés dont seuls des éléments épars sont les preuves d’événements fossilisés.
Des rails sous le lichen à la balafre sur le torse, les pistes demeurent, il s’agit alors seulement d’ouvrir son âme à l’invisible, se laisser à écouter les éléments, pour finalement comprendre un espace et le temps qui a balayé les existences passées.
Rien ne disparaît, il s’agit d’exhumer et restituer les gestes qui ont fait la terre. Mark Jenkin délivre un cinéma d’énergéticien, de magnétiseur, si ce n’est de sorcier.

Enys Men est un intrigant et extraordinaire voyage des sens, porté par un travail minutieux des atmosphères, de la bande originale au traitement 16 mm, du jeu de Mary Woodvine au regard singulier de Mark Jenkin, qui emprunte les codes du cinéma d’horreur pour mieux les réinventer et qui travaille les détails, textures, pour faire jaillir les histoires oubliées celles qui cisaillent les entrailles tout comme la terre, celles qui étouffent l’esprit tout comme les roches.
Du puits, volcan mémoriel terrifiant, jaillit la terreur, celle des drames refoulés, celle dont il faut accepter le poids pour atteindre une liberté de l’âme, une odyssée purificatrice.
Impressionnant.

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De Terrence Malick à Lucio Fulci et Wang Bing, en passant par Jacques Rivette, Tobe Hooper, Nuri Bilge Ceylan, Agnès Varda, Lav Diaz ou encore Tsai Ming-Liang, laissez-vous porter par de nouveaux horizons, la rétine éberluée.

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