Damnation : Critique et Test Blu-Ray

Synopsis : Karrer vit depuis des années coupé du monde. Il passe ses journées à errer dans la ville désœuvrée, sous la pluie battante, et à observer ses habitants. Le soir venu, il se rend au Titanik Bar où se produit une séduisante chanteuse avec laquelle il entretient une liaison.

Réalisateur : Béla Tarr
Acteurs :  Miklos B. Szekely. Vali Kerekes. Hedi Temessy.
Genre : Drame Sensoriel
Durée : 121 minutes
Pays : Hongrie
Date de sortie : 1987 (salles) / décembre 2023 (Blu-Ray)

Depuis les éditions Clavis Films, datant d’il y a plus d’e dix ans’une dizaine d’années, le cinéma de Béla Tarr s’est fait discret, tout du moins sur le sol français, rejoignant la triste zone des invisibles.
Le cinéaste hongrois s’est alors transformé, avec le temps, en un mirage, un nom célébré mais trop peu exploré, bien trop souvent masqué par l’immense fresque Satantango.
Nos espoirs de redécouvrir dans des copies restaurées le reste de la filmographie du réalisateur étaient bien minces, et pourtant, sans crier gare, c’est de l’autre côté de l’Atlantique que nous avons vu fleurir il y a quelques mois des restaurations opérées sous l’oeil avisé de Béla Tarr lui-même.

Un événement que nous attendions fébrilement de voir débarquer en France, un événement qui a enfin eu lieu du côté de Carlotta Films.
Les séances en salles, elles, ont été pour le moins assez limitées et cantonnées en grande partie à la capitale, mais fort heureusement les ressorties cinéma de Le Nid Familial, L’Outsider, Damnation et Les Harmonies Werckmeister ont connu un prolongement en format Blu-ray.

Nous nous intéresserons ici au cas de la restauration 4K de Damnation de la manière suivante :
I) La critique de Damnation
II) Les caractéristiques techniques de l’édition Blu-Ray

I) La critique de Damnation

Karrer, la quarantaine, est alcoolique. Un rêveur désillusionné, qui, de désespoir en solitude, erre.
Il arpente les rues en compagnie des chiens errants allant de son domicile au bar de proximité : le Titanik Bar. Le dernier espace d’échange humain avant le grand naufrage, où descentes de palinka et troubles magouilles se lient.
En perpétuel lutte avec ses songes, Karrer aimerait oublier la chanteuse du club, marié avec le colosse de la bourgade, avec qui il entretient une relation.
Plus profondément Karrer souhaiterait une lumière, un espoir pour s’extraire du bourbier dans lequel il croupit.
Lorsque le gérant du bar lui propose une livraison secrète, Karrer décline et propose le mari de son amour impossible. Ce dernier accepte, laissant le champ libre à cette relation adultérine.
La chanteuse, elle, reste la dernière personne de la ville à encore espérer de la vie, à encore rêver.
Karrer, lui, confond amour et besoin de lumière, il est l’ombre qui risque de plonger le monde dans l’obscurité.

Damnation, sixième film réalisé par Béla Tarr, est un véritable chamboulement dans la carrière du cinéaste hongrois.
Le film représente la fin d’un cinéma social, questionnant les mécaniques sociétales et les espaces geôles dans lesquels la population évolue, vers un cinéma métaphysique, s’affranchissant du caractère citoyen de l’humain, de la facticité de la société, pour croiser paysages internes à la chair, délitements organiques et dépassements mystiques, sensibles, à la recherche des énergies traversantes, du vide terrifiant dans lequel l’être humain croît et entre continuellement en contact, aveuglément.
Un tournant en terme d’écriture et de mise en scène qui prend racine par le biais de cette première collaboration avec l’auteur Laszlo Krasnahorkai, écrivain s’intéressant tout autant à la force créatrice cosmique qu’au pourrissement du rêve communiste.

Des rues désertiques arpentées par les chiens errants jusqu’au Titanik Bar, lieu de désespoir, mais aussi de contrebande, Béla Tarr s’intéresse aux individus en perdition, sans espoirs, et emplis de désillusions.
Le parcours d’errance de Karrer, enchaînant les descentes de palinka, et réfléchissant sur son caractère misérable, pour mieux se fourvoyer dans l’impasse, est une oscillation importante chez le cinéaste en terme d’écriture de personnages fictifs.
Il n’y a ici plus besoin de conter, de construire le récit ou d’inventer de multiples péripéties, Damnation est l’histoire d’un cauchemar, celui d’esprits finis qui laissent résonner leurs doutes et échecs passés pour ajouter à leurs vies misérables, une dimension profondément minable, mesquine.

Jalousie. Haine. Pitié.

Les regards glaireux laissent entrevoir un espace où l’infamie a dévoré l’amour.
Le village reculé a perdu sa force, cave murée du bloc soviétique, ayant perdu la moindre de ses couleurs, où les espaces sont délimités par des barbelés, souvenirs terrifiants de l’invasion allemande, et des monticules de fange, terre vomissant les retentissements d’une population qui a ravagé sa seule richesse, la nature, pour l’exploitation minière intensive.
La brume s’immisce dans les poumons, brouille les sensibilités, ancre les dépôts de charbon, installe la mort parmi les cellules et infecte toute vie alentour.

La caméra ne cesse de glisser, lents travelling dépressifs, capturant tant les textures que les visages abattus, restituant autant les murs qui recrachent les larmes que la boue qui s’immisce de toutes parts. Les ténèbres sont omniprésents, les soirées dancing illusoires.
Les couples dansants, éléments en orbite, dans des espaces chaotiques, au carrelage jonché de boue et de détritus, sont des errants qui cherchent dans le regard de l’autre un peu plus d’aveuglement pour oublier la crasse, le temps qui ronge, l’alcool qui tue. L’âme soeur n’est que foutaise.

Damnation est un terrifiant constat sur les communautés excentrées, devant trimer pour subsister, boire pour accepter, et l’impossibilité du collectif, à l’échelle de la ville, à l’échelle du couple.
Les individus se réveillent, trop tard, face au corps déliquescent et à l’esprit englué.
Béla Tarr propose les ténèbres, ceux qui vivotent en se nourrissant des lumières solitaires, bâtissant le drame collectif, jusqu’à toucher l’obscurité la plus totale, où nous redeviendrons bêtes, où nous connaîtrons le sort des chiens errants.

II) Les caractéristiques techniques de l’édition Blu-Ray

Image :

La nouvelle restauration 4K proposée est au-delà de toutes nos attentes. Jamais nous n’aurions pu croire à un tel miracle, à un tel travail de la pellicule.
Le travail réalisé sur Damnation est fabuleux et devient une référence en matière de travail du noir et blanc et de la texture argentique.
L’intensité des noirs offre des reliefs impressionnants, et l’éclat des blancs déploie une minutie de la photographie d’une délicatesse rare.
Le grain offre une profondeur de champs hallucinante et la découverte de chaque plan est un succulent mirage.

Note : 10 sur 10.

Son :

Le film est proposé en Version Originale DTS-HD Master Audio 1.0, et bien qu’il s’agisse d’une proposition pour la moins frontale, il est impressionnant de découvrir une telle palette et clarté dans le rendu.
La bande originale, de Mihaly Vig, nous porte littéralement au coeur de la dépression ambiante et les bruitages sont d’une finesse déconcertante.
Il n’y a pas de saturations et pics désagréables.
Le tout est savamment mixé pour que les voix ne se laissent pas dominer.

Note : 10 sur 10.

Suppléments :

Deux suppléments sont présents sur le disque de Damnation :

  • Entretien avec Béla Tarr :

Le réalisateur aborde principalement le procédé de numérisation des films, un procédé qui éloigne le cinéma de la pellicule et qu’il n’apprécie que très peu. Il revient néanmoins sur la nécessité pour la prospérité de ses oeuvres de passer par le numérique.
Béla Tarr parait épuisé mais a toujours les mots justes, la hargne pessimiste qui fait tout son cinéma.

  • Entretien avec Mihaly Vig :

Chouette supplément où le compositeur de Damnation mais aussi Satantango, entre autres, revient sur sa relation avec Béla Tarr, ses mésententes lors de leur première collaboration, mais également sa méthode de travail et la nécessité de ressentir les espaces de tournage.

  • Bande-annonce Carlotta de la rétrospective Béla Tarr

Note : 6 sur 10.

Avis Général :

Damnation est un tournant décisif du cinéma de Béla Tarr, prenant la direction d’un cinéma quelque part entre Miklos Jancso et Andrei Tarkovsky, sur l’abandon des villes hongroises périphériques, la déliquescence de ses dernières et la dérive des esprits de ses habitants. Un conte où les ténèbres se nourrissent des derniers soubresauts de lumière avant de renvoyer l’humanité à la fange.
L’édition Blu-Ray, proposée au sein du coffret Béla Tarr, est une véritable vitrine technique du support, conservant à merveille les dynamiques argentiques et offrant un voyage sensoriel hors du commun.
Les suppléments, quant à eux, bien que sympathiques restent un peu légers face à l’immensité d’un tel film.

Note : 9 sur 10.

3 réponses à « Damnation : Critique et Test Blu-Ray »

  1. Avatar de Milwaukit
    Milwaukit

    J’ai trop envie de le voir en salles. J’ai de plus en plus de mal à regarder des films sur des « petits » écrans…

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    1. Avatar de Quentin Tarantino

      Effectivement, l’expérience salles doit être extatique et spectaculaire.
      Cependant, dans mon coin, Nice et ses alentours, les salles de cinéma sont assez mal réglées et finalement les rendus organiques et texturés disparaissent…
      Il y a quelques années j’étais allé voir Il Est Difficile d’Etre Un Dieu et les noirs étaient gris. De plus, ils avaient placé le panneau lumineux issue de secours à proximité de la toile. Un souvenir cinéphile dramatique qui s’est reproduit lorsque plein d’espoirs je m’étais rendu à la séance de Liberté réalisé par Albert Serra.

      Aimé par 1 personne

      1. Avatar de Milwaukit
        Milwaukit

        Dans tous les cas, je suis plus concentré en salle. Chez soi, c’est différent, avec téléphone et réseaux sociaux…

        J’aime

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