« Les Graines Du Figuier Sauvage » réalisé par Mohammad Rasoulof : Critique

Réalisateur : Mohammad Rasoulof
Acteurs :  Missagh Zareh, Soheila Golestani, Mahsa Rostami, Setareh Maleki
Genre : Drame
Pays : Iran
Durée : 168 minutes
Date de sortie : 18 septembre 2024

Synopsis : Dans un Téhéran secoué par des troubles politiques et sociaux. Le juge d’instruction Iman découvre que son arme a disparu, il soupçonne sa femme et ses filles, imposant des mesures draconiennes qui mettent à rude épreuve les liens familiaux.

Mohammad Rasoulof est un des trésors du cinéma iranien contemporain que l’on se doit de chérir tout autant pour la grandeur de ses films, Un Homme Intègre et Le Diable N’Existe Pas, que pour son engagement politique tendant à montrer les coulisses du régime autoritaire islamique qui gangrène le pays depuis désormais plusieurs décennies.
Le cinéaste dissident n’a pas l’œil dans sa poche et capte tous les pourrissements et horreurs qui plongent un peuple tout entier dans la peur et la soumission par la violence.
Rasoulof tourne au périple de sa propre existence, pour lui, capturer l’Iran et ses terreurs est primordial, vital.
Il réalise clandestinement, en 2020, Le Diable N’Existe Pas, réflexion sur la peine de mort, le système judiciaire, les bourreaux et la responsabilité collective de toute une nation. Il remporte l’Ours D’Or à Berlin pour ce film, long-métrage qui sera interdit en Iran.
C’est en 2022 que Rasoulof va connaître ses premières peines judiciaires d’importance.
Il est emprisonné à la suite du tournage de Intentional Crime, documentaire autour du poète Baktash Abtin, emprisonné et maltraité dans les prisons iraniennes pour avoir exprimé son art, point de vue sur l’Iran.
Rasoulof, lui, pour avoir tourné ce documentaire, est condamné à la prison, il en ressortira 7 mois plus tard, pour problèmes de santé, avec une interdiction de quitter le territoire.

Suite aux manifestations et émeutes contre les violences policières après la mort de l’étudiante Mahsa Amini, ayant poussé des centaines de femmes à ôter leurs voiles, défilant visages nus en pleine rue, Rasoulof s’est lancé secrètement, clandestinement, dans un nouveau projet destiné à surligner la barbarie du régime ainsi que le soulèvement populaire historique.
De cette idée incendiaire naît aujourd’hui : Les Graines du Figuier Sauvage.
Film qui lui coûte l’exil de son pays natal, ce dernier lui réservant plusieurs années de détention et des salves de coup de fouets.
Rasoulof est aujourd’hui réfugié en France, une situation qui n’est pas similaire pour certains acteurs et techniciens du film actuellement retenus par les services secrets iraniens.

Iman avocat honnête tout juste promu au grade de juge d’instruction, informe sa famille, son épouse et ses deux filles, du comportement irréprochable à tenir désormais dû à son nouveau poste.
La cellule familiale doit se recentrer sur elle-même, les amies de l’école sont repoussées, la nécessité de vivre dans le silence se fait pour que le père puisse prospérer et continuer son ascension. La nuit, dans la chambre des filles, la lumière des téléphones, écrans braqués sur la ville, et ses violences, nourrissent la pensée émancipatrice des jeunes femmes.
Dans les rues, les révoltes éclatent, le lycée et l’université sont bloqués par cette nouvelle vague idéologique contre le régime autoritaire iranien. Les voiles sont ôtés, brûlés.
Les arrestations sont légions, les jeunes femmes en quête de liberté, elles, sont rouées de coups par les forces de police.
Sur le bureau d’Iman, les jugements à valider ne cessent de s’entasser. Les incarcérations et peines de mort pleuvent.
Un matin, Iman ne retrouve plus son arme de service. Très vite la paranoïa va envahir le domicile, pousser le père à effectuer des interrogatoires sur sa propre descendance, trouver une coupable coûte que coûte.
La pression s’intensifie, les suspicions invitent le mal, le chaos de la rue s’empare de la famille.

Rasoulof poursuit son analyse lucide et acide, il prolonge le discours amer de Le Diable N’Existe Pas où il observait tout le système organisationnel judiciaire, et suivait la chaîne de sentences jusqu’aux bourreaux. De la sorte, il menait à travers les peines de mort un travail transversal qui couvrait l’entièreté de la société iranienne.
Ici, avec Les Graines Du Figuier Sauvage, il met en parallèle, d’un côté, une société au bord du gouffre, et de l’autre, le basculement progressif des cellules familiales dans le chaos.
Il tisse le caractère bicéphale de la société, entre réactionnaires et libertaires, crée en périphérie un foisonnement de vies, joue sur le fil du rasoir et met en opposition les langues aveugles au service de l’Etat face à une population n’acceptant plus l’oppression. Il y a dans la constitution de l’histoire un affrontement tétanisant qui ne tombe jamais dans une lecture-couloir.
Rasoulof observe les interstices, les recoins, les textures, et nourrit son travail par ces zones d’ombre.

La proposition va bien au-delà de ce que l’on avait pu voir sortir d’Iran en matière de regard frondeur.
Il y avait eu récemment Saeed Roustayi, qui n’avait pas froid aux yeux, et avait signé La Loi De Téhéran ainsi que Leila Et Ses Frères, montrant les invisibles du pays avec d’une part une misère monstrueuse rongée par les drogues et d’autre part le sort injuste des femmes à travers le pays. La trame dramatique était très présente, les fresques narratives peintes étaient vertigineuses, la confrontation au régime, elle, était manichéenne.
Rasoulof, lui, a une vision bien plus réaliste, intime, personnelle et corrosive. Il s’affranchit de narrations-déguisements et confronte le spectateur aux horreurs commises par le régime. Il y a une propension à croiser images réelles et fiction terrassante.
Il opte ainsi pour une ligne de récit entrecoupant tensions familiales, récit fictif, et images capturées au smartphone, dans les rues de Téhéran en flammes.
Les Graines Du Figuier Sauvage est frontal, brutal et particulièrement cru, bien loin de son titre qui laissait présager une contemplation à la manière Kiarostami.

Cette passerelle entre cinéma et réalité atteint des sommets. Les codes du thriller sont distillés de-ci, de-là, servant de liant.
De la première à la dernière minute, le regard est apeuré, transpercé.
Le cinéaste ne réalise pas seulement un immense film politique, où la moindre image a la fulgurance du blasphème, il touche également à la conception d’un classique, un chef d’oeuvre, un sommet dans l’expression de son art.
Nous sommes en Iran, les femmes ne cessent de se mouvoir visage découvert, elles sont le pilier de l’oeuvre, elles sont le nouveau visage d’un monde à l’agonie n’attendant qu’une résurrection.
Le réalisateur ne recule ni devant la violence visuelle, ni devant les discours assassins, il trouve un savant équilibre poétique dissident et ouvre là un sentier vers la renaissance des corps et des esprits.
Ce qui se construit sous nos yeux est immense.
Tout ce qui paraissait parfois flottant, errant, dans les précédents travaux de Rasoulof, se trouve dans le cas de cette nouvelle proposition être maîtrisé d’une main de maître.

Dans cette fresque signant la mise à mort d’un régime dans l’impasse, et le grondement fertile d’une population n’attendant que de sortir de terre, le cinéaste est parvenu à trouver des visages, des expressions, des gestes et des sensibilités tout aussi troublants qu’enivrants.
Revzan et Sana, les filles du couple, interprétées par Mahsa Rostami et Setareh Maleki, sont pleines de reliefs, zones troubles, elles deviennent les symboles d’une jeunesse écartelée, jouant sur deux tableaux pour construire leurs propres libertés, identités, entre silences et libertés. 
Quant aux parents, Iman et Najmeh, interprétés par Missagh Zarehet et Soheila Golestani, ils sont cette génération qui se rattachent à la sécurité vile d’une société à laquelle ils ont tout abandonné afin de survivre.
Dans l’écriture du film se joue alors une déambulation intime des personnages qui ne cesse de moduler, osciller, entre leurs devoirs de représentations et leurs natures profondes. Une dimension schizophrénique terrifiante s’ouvre sous nos pieds.
Rasoulof use du talent de ses acteurs pour créer des bascules, rendre la moindre parcelle de l’image dangereuse. Le foyer s’assombrit.
Le coeur est battant, la respiration coupée, l’oeil saisi, l’expérience aussi grande que traumatisante.

Mohammad Rasoulof réalise un film gigantesque sur la jeunesse iranienne, sa prise de conscience et la bataille titanesque dans laquelle elle s’est jetée à bras le corps.
Le cinéaste ausculte la cellule familiale pour saisir l’origine du grondement de tout un pays, il déconstruit tout un système en observant la condition des femmes, et l’altération psychique des hommes lorsque les droits en leurs faveurs vacillent de par les soulèvements populaires.
Le figuier est desséché, les déjections d’oiseaux décrochent les rares graines, les sols nourrissent ses dernières, le figuier sauvage surgit, engloutit les ruines d’un système passé, pourrissant et ultra-violent, pour mieux s’élever vers la lumière. Un nouveau jour se lève.
Les Graines Du Figuier Sauvage est un coup de cœur absolu, du côté de Kino Wombat, assurément notre Palme D’Or 2024.


2 réponses à « « Les Graines Du Figuier Sauvage » réalisé par Mohammad Rasoulof : Critique »

  1. Avatar de Alamo
    Alamo

    Saisissant. Vu hier sans avoir pris aucun renseignement autre que le titre et VOST. Complètement envoûtée par le rythme de la caméra. Un chef-d’œuvre de poésie à voir et à revoir. Quelle force de liberté. Merci la vie

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