« The Hyperboreans » réalisé par Joaquín Cociña & Cristóbal León : Critique

Réalisateur : Joaquin Cocina, Cristobal Leon
Acteurs :  Antonia Giesen, Francisco Visceral
Genre : Drame expérimental, Animation
Pays : Chili
Durée : 62 minutes
Date de sortie : 2024

Synopsis : Dans les limbes d’un grand studio, notre seule guide est une femme, tour à tour conteuse, actrice, illusionniste qui interagit avec des décors et des effigies en carton-pâte à la Méliès, sur les traces d’un homme bien réel : le dandy néonazi chilien Miguel Serrano (1917-2009), plumitif à l’origine de délirantes théories ésotériques. Fascinante aberration ou symptôme d’un mal plus profond ?

Ces derniers mois, les noms de Cocina & Leon ont été synonymes de révélations.
Des regards et gestes de cinéastes plasticiens qu’il était difficile d’imaginer ou tout simplement d’espérer.
La découverte de La Casa Lobo, traitant de l’effroyable cas de La Colonie Dignidad, fut un véritable choc, un tournant important dans la rétine cinéphile de Kino Wombat, mais aussi une véritable tristesse tant le cinéma du duo chilien, quelque part entre Méliès, Jan Svankmajer et les frères Quay, trouve avec grande difficulté le chemin des salles obscures hexagonales.
Pour ceux qui ne connaîtraient pas encore le travail des deux créateurs, il est fort possible que sans vous en rendre compte vous ayez déjà eu l’occasion d’éberluer vos rétines grâce à leur travail.
Les deux bonhommes se trouvent être les petites mains prodiges de la séquence animée du dernier film réalisé par Ari Aster, Beau Is Afraid.

Avec The Hyperboreans, Cocina & Leon continuent leurs explorations des spectres nauséeux qui hantent le Chili.
Dans un entrepôt, coulisses d’une incantation artistique ramenant au studio de Méliès, une jeune femme tente de reconstituer les images, symboles et pensées d’un film maudit, d’une bobine disparue, élément central pour découvrir les strates alternatives de nos sociétés, à la rencontre d’une espèce dite supérieure, quelque part dans une forêt sous l’Antarctique : le Hyperboréens.
Antonia Giesen, actrice et psychologue, s’enfonce dans la vie de Miguel Serrano, diplomate et explorateur ayant axé sa réflexion sur la portée ésotérique d’Hitler, son caratère quasi-divinatoire.
Une mythologie s’élève.
Dans l’ombre, l’idéologie nazie dissout la lumière, révèle un monde d’extrémismes déroutant, entre nazisme et communisme, ambivalence portée par un étrange jeune homme passionné de Metal, interprété par Francisco Visceral dont nous écoutons ses déambulations doom chez Heraldica De Mandrake depuis belles lurettes, représentant un public bien souvent écartelé entre les deux mouvances radicales, mémoire collective, corps réceptacle pour développer ce combat céleste et rageur qui n’a cessé de balayer l’histoire du Chili.

Ici, une échappée formelle s’exécute, la proposition dépasse le cadre du cinéma d’animation pour devenir une créature aux formes multiples allant de la prise de vue réelle aux dédales du numérique en passant par le théâtre de marionnettes, les archives, les miroitements du collage jusqu’aux modulations plastiques alliant glaise, grillages et papier mâché.
Les cinéastes en croisant les supports, les textures, le formes et les réalités, tout comme les imaginaires, parviennent à construire une structure complexe, pleine de recoins et poèmes maudits à analyser.
Une oeuvre qui pousse à faire émerger tout un monde invisible, un univers dans lequel nous évoluons tant avec nos savoirs stériles hérités d’internet qu’à travers notre rapport abrutissant aux images dématérialisées.
L’expédition s’élance, la jeune femme s’arme de talismans et clés, de la vieille borne d’arcades à la caméra pellicule en passant par des tableurs excel codés pour créer de la matière au coeur de l’intangible.

Cocina & Leon que nous connaissions pour leurs poèmes obscures et frénétiques soutiennent ici le rythme des images mais prennent le temps de tâtonner, de errer, pour mieux capturer l’environnement, laisser nos psychés sombrer pour finalement révéler les cauchemars dans lesquels nous nous noyons sans les distinguer.
Le corps d’Hitler est peut être décomposé, sa chair a contaminé la Terre, mais ses visions dégénérées, elles, perdurent à travers une humanité-monstre.
Hitler est vivant, de l’autre côté de l’écran, dans les cavités, se nourrissant de la peur, de la haine, pour un jour revenir, premier mort-vivant ouvrant le bal des horreurs, l’Apocalypse.

The Hyperboreans est un défilé macabre, film de laboratoire, qui à travers son florilège d’expérimentations met le doigt sur la décadence de toute une société qui ne sait plus lire ses symboles, son Histoire, ses images, invoquant les ténèbres enfouis, les grondements immémoriaux, sans mesurer la portée de l’horreur, sans estimer le profondeur de l’abîme.
Travaillant les corps possédés et les esprits dépossédés, cette nouvelle proposition ésotérique du duo chilien est d’une puissance terrifiante, parfois hermétique, parfois incandescent, toujours conscient.
Les mots sont tranchants, les images enivrantes, le voyage profondément troublant.
Il y a ici tout autant un face à face qu’une déconstruction vertigineuse des médias de propagande, des élites-monstres, des illusions, des jeux d’ombres qui font renaître massacres, chaos, nuits éternelles.

Le travail de Cocina & Leon est miraculeux, comme toujours.
Ils se servent du cinéma expérimental pour sonder l’état actuel de toute une société, regarder le gouffre et hurler, avant de se retrouver de nouveau dans la terreur absolue.
Prenez le temps, reculez un instant, pénétrez le silence, observez les mythes aveugles, la paix est encore à portée de conscience.


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Ici, Kino Wombat

Un espace de recherche, d’exploration, d’expérimentation, du cinéma sous toutes ses formes.
Une recherche d’oeuvres oubliées, de rétines perdues et de visions nouvelles se joue.
Voyages singuliers, parfois intimes, d’autres fois outranciers, souvent vibratoires et hypnotiques.
De Terrence Malick à Lucio Fulci et Wang Bing, en passant par Jacques Rivette, Tobe Hooper, Nuri Bilge Ceylan, Agnès Varda, Lav Diaz ou encore Tsai Ming-Liang, laissez-vous porter par de nouveaux horizons, la rétine éberluée.

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