Agnes et Nora voient leur père débarquer après de longues années d’absence. Réalisateur de renom, il propose à Nora, comédienne de théâtre, de jouer dans son prochain film, mais celle-ci refuse avec défiance. Il propose alors le rôle à une jeune star hollywoodienne, ravivant des souvenirs de famille douloureux.

| Réalisateur : Joachim Trier |
| Acteurs : Renate Reinsve, Stellan Skarsgård, Inga Ibsdotter Lilleaas, Elle Fanning, Cory Michael Smith, Anders Danielsen Lie |
| Genre : Drame psychologique |
| Pays : Norvège, France, Danemark, Allemagne |
| Durée : 135 minutes |
| Date de sortie : 20 août 2025 |
Dissonate d’été.
L’écho est monté des plages de la Côte d’Azur… “Enfin ! C’est le Joachim Trier Summer !” Criaient les jeunes filles et jeunes garçons, festivaliers ou non.
Lui dont chaque soupir est un slogan obtiendra enfin ce que le public lui réclamait : un grand prix. Le temps est compté avant que Trier soit hissé au panthéon entre Palme d’or et Oscar.
Que mon ton ne vous y trompe pas : Bergman, après tout, était en son temps un cinéaste dit “mainstream” pour le Danemark et la Suède.

“Virtuose” : Joachim Trier et son dernier film seront qualifiés ainsi, comme il se doit… Mais “Ne tua divina virtus admirationis plus sit habitura quam gloriae” (“prenez garde que votre héroïque vertu n’ait plutôt excité l’admiration que mérité la gloire”). La Virtù machiavélienne désignait une grande maîtrise de l’art politique du maintien du pouvoir face aux caprices de la fortuna.
Qu’a-t-on trouvé à ce Valeur Sentimentale (qui contient “Valeur” dans son titre – un gage d’importance, forcément), qui l’a poussé au rang de sacré ?
Qualifié ici de “bergmanesque” et ailleurs de chef-d’œuvre profondément émouvant, Les Cahiers parleront de “tchékhovisme” ; oh qu’ils sont dans le vrai.
Tranchant avec les crises à la Baumbach, hurlant à chaudes larmes une sonate de vaisselle brisée et de murs frappés, Valeur Sentimentale ne frappe pas la maison, mais la décortique. Sa figure même contiendrait en son clos des névroses sédimentées par le temps.
Cette maison familiale – celle du cinéaste, Borg comme Trier lui-même – filmée d’abord de l’extérieur, puis intégrée dans les dialogues. Elle est personnage comme les autres : yeux humides, remplis de troubles inavoués, peut-être futiles, mais renvoyant à des affects universels, qui seraient prompts à émouvoir toute personne ayant une maison… et de l’argent…
Sa platitude ici revendiquée devient un argument irréfutable… Valeur Sentimentale sera rapproché, par sa douceur excessive, de Sonate d’automne, dont la mélodie transfigure une œuvre formelle, mais matérialiste. Bergman est ce genre de type à instaurer d’abord un cadre, souvent religieux, à la fois théâtre populaire, cinéma et intime télévisuel. La jonction est faite entre les cercles : le Paradis (Le Classicisme), l’Enfer (Le Modernisme), le Purgatoire (Le Baroquisme) convergent tous vers un même point : le Théâtre.
De Sonate d’automne, Joachim Trier ne reprendra que les dialogues générationnels (quand Borg confronte sa fille dans le café) et la douceur esthétique (le câlin des deux sœurs) comme matrice de Valeur Sentimentale. Le baroquisme de Sonate d’automne et ses gros plans exultatoires sont évacués, la douceur aplatie par les plans moyens que Loach voudrait “respectueux”.
Bergman, de cette méthode minutieuse, ne se permettait pas lui-même de faire ce que Valeur Sentimentale fait : du psychologisme.
L’ère actuelle filmique est riche en métaphores psychanalytiques – sur la figure du père notamment, Joker et Titane en tête – conduisant le cinéma à se psychologiser au point même où le film devient outil d’exhumation de la pensée profonde de ses personnages pris en otage, à qui l’on refuse la moindre spontanéité. La télévision, réduisant la pensée critique à l’espace domestique, a conduit les cinéastes à s’en tenir au cadre. “Films de télé”, films galvaudés…


Trier aura bien choisi son objet de référence, mais s’en éloigne totalement, préférant alors le paradis du paraître, et délaissant l’enfer et le purgatoire, le moderne et le baroque, transformant Valeur Sentimentale, vendu comme théâtre-cinéma, en un produit théâtre-télévisuel.
Dans ces scènes où Skarsgård est confronté au regard perçant de sa fille, Trier prend plaisir, dans sa douce sobriété, à étirer compulsivement les plans sur le visage de cette femme meurtrie par la figure du patriarche. Trier impose une structure cyclique, commençant par les angoisses de la fille sur scène et se terminant par la séance cathartique : la réussite, et le tournage du film de Borg en plan-séquence.
Le film de cinéma devient un divan d’analyste.
Outre sa volonté asphyxiante de réveiller le démon du classicisme pour un message aussi limpide, le dispositif reste étonnamment peu réflectif. Trahi par son esthétique, tant du montage que du dialogue. Ainsi, didactique est le sentiment. La fille instruit le père, et l’actrice réécrit le réalisateur.
La figure conservatrice du catholicisme comme déresponsabilisation de l’objet cinéma. “Filmer comme prier” sera dit dans le film. Pour Joachim Trier comme pour Gustav Borg, le cinéma est une prière, aveu d’une impuissance inavouée.
Hélas, le calvinisme de Trier l’aura conduit à réduire le cinéma à cette optique, le conduisant à devenir anti-poétique, anti-théâtral, anti-matérialiste. Un cinéma dont l’objet ne se suffit pas à lui-même, trop explicatif pour être transcendé, trop psychologique pour être intéressant.
On parlera d’un film féministe, car Borg, figure du patriarche, est détruit, lui et son déterminisme social, en donnant raison aux femmes, oubliant peut-être que la figure de la prophétesse est utile au patriarcat, tant elle est fataliste.
Néanmoins, si Nora, de sa souffrance, obtiendra au final le rôle comme défouloir, Gustav obtenant gain de cause, la figure de Fanning – l’actrice montrée comme, au début, subordonnée du cinéaste ou sans substance – deviendra finalement, dans la scène où elle refusera le script de Gustav, une conscience lucide de ce qui doit être fait : les choses, ainsi, doivent être où elles sont, Notre Père aux cieux, et Nora en rôle principal.
Anti-bergmanien, beaucoup trop bien intentionné pour que le rasoir d’Hanlon ne lui rase pas sa barbiche, Le Prince de Machiavel aura conçu le plus parfait film irresponsable au monde. Par son excès d’émotionnel en gros plans et en plans-séquences, l’explicatif comme arme de maintien, il mérite son qualificatif de virtuose, il séduit. Usant de sa virtù, Joachim Trier assigne le spectateur à sa place en cet été qui lui ait dédié.
De son apolitisme, il présente une politique dans une douce bienveillance : celle du maintien de l’ordre et du cinéma télévisuel aristocratique, qui fige les masques de la classe supérieure dans le décorum de son théâtre de Valeur Sentimentale.
Un spectacle où cette réplique reste lettre morte : “L’ordre établi ne peut plus durer.”



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