« Histoires de la Bonne Vallée » réalisé par José Luis Guerin : Critique

En marge de Barcelone, Vallbona est une enclave ceinte par une rivière, des voies ferrées et une autoroute. Antonio, fils d’ouvriers catalans, y cultive des fleurs depuis près de 90 ans. Il est rejoint par Makome, Norma, Tatiana, venus de tous horizons… Au rythme de la musique, des baignades interdites et des amours naissantes, une forme poétique de résistance émerge face aux conflits urbains, sociaux et identitaires du monde.

Réalisateurs : José Luis Guerin
Genre : Docu-fiction
Pays : Espagne, France
Durée : 122 minutes
Date de sortie :
17 décembre 2025

Noir et blanc organique, roseaux balayés et photographies des temps anciens en surimpression. 

Histoires De La Bonne Vallée en inaugurant son poème filmique  avec un support image renvoyant à un cinématographe d’un autre temps, la pellicule super 8, invite à réinvestir le présent, espace temporel décisif, pour structurer le grand récit d’un lieu et des vies qui y évoluent, y ont évolué et y évolueront. 
Ce lieu, c’est Vallbona, quartier périphérique de Barcelone, espace de l’ombre pourtant habité et cultivé depuis le moyen-âge.
Il s’agit d’une lieu-bordure populaire qui tend depuis quelques années à être avalé par des plans d’urbanisation agressifs quitte à faire disparaître des vies, rasant ruines mémorielles et terres nourricières.

Ce qui est en train de se dérouler à Vallbona est la prolongation vibratoire d’une mondialisation roublarde,  manigance étatique pour déposséder et déstabiliser les locaux.
Le cinéaste, lui, s’est incrusté au paysage, en hors champ, durant trois années, pour tisser un portrait, celui d’une population invisibilisée, et donc méprisée.
La dialectique du paysage selon Rancière, de l’ordre de la nature à l’ordre social, mais aussi la figure du dehors selon Kenneth White, sont réinvesties et José Luis Guerin capture la fameuse « part des sans-part », la classe défavorisée.

Dans ce quartier pensé comme une cité-jardin au début du XXeme siècle, puis laissé à l’abandon, friche indésirable devenue jardin parcellaire et cosmopolite, la vie a pris une forme alternative et libre.
Guerin cartographie Valbonna, pose la caméra dans les maisons, en bordure de rivière, dans les jardins clandestins ou encore sur les terrasses des bars.
Son rythme délicat et solaire sous-tendu par un drame humain imminent enveloppe le cadre d’une étrange matière filmique.
Un réel recouvert d’un arc fictionnel, une réécriture pour souligner, contenir un espace aux mille histoires.

C’est ici que se pose la question de l’usage du docu-fiction, forme pour ne pas plonger dans le cinéma-fleuve, au vu de l’objet en présence, mais plutôt dans l’image mosaïque.
Un geste qui rappelle également la pratique du Kitsugi, fait de brisures, cassures, matières nouvelles et pièces originelles, un maelström de composantes humaines et environnementales aussi diverses que variées renvoyant aux origines sociales, économiques ou encore politiques.
Cette curieuse diversité trouve des échos dans les jardins improvisés où se croisent oliviers, goyaviers et autres variétés mondiales, se compose alors un carnet, miroir botanique d’une humanité multiple, culturelle et spirituelle.
Le documentaire se transforme, devient millefeuille mémoriel et sensoriel, herbier d’humanité d’une grande beauté.

Le cinéaste passe d’un portrait à un autre, peint une fresque, le visage de la population de Vallbona, fait de familles installées depuis plusieurs générations, de jeunes couples, de migrants, de cœurs blessés cherchant à exister.
Une vie fourmillante s’empare du cadre.

Mais là où le bas blesse, c’est très certainement dans cette même approche docu-fiction.
Guerin suivant durant des années des vies pour ensuite les faire jouer par ces mêmes individus devenant acteurs le temps d’un condensé d’existence frustre.
Il y a une artificialité cherchant à reproduire un réel qui coince sur de nombreuses séquences.
Le geste raffiné du cinéaste rattrape la mise, certes, mais la merveille qui se tenait face à nous s’émousse dès lors que l’oeil-spectateur se pose la question du réel et de la place de la caméra comme pôle central là où l’on aurait rêvé, oublier ce dispositif de remodelage de la réalité pour ne plus voir que Valbonna, prise sur le vif, plus brut, plus direct, et non l’architecture tout en surréalisme et surimpression d’une ville mouvante.
La structure est trop saillante pour être libre.
Peut-être la résultante de la blessure d’une ville en proie aux échafaudages, à une opération de chirurgie monstrueuse et arbitraire. 

Une dimension d’un cinéma écosystème que partage José Luis Guerin avec des cinéastes tels que Gianfranco Rosi, abusant du procédé du docu-fiction pour une recherche esthétique, et Guillaume Brac, ayant trouvé une forme touchant au sublime pour réinvestir le réel par la fiction.
Guerin se situe à l’entre-deux. Il parvient à esthétisme sans dénaturer, mais perd de sa vigueur lorsqu’il tente de reproduire des témoignages du réel. 

La mémoire, ses voluptés et ses projections oniriques, ses vibrations et ses vitalités suspendues, c’est un peu tout cela que José Luis Guerin après dix années d’absence parvient à assembler en passant de la pellicule super 8 à une certaine modernité, numérique-caméléon, et distille son songe celui d’une humanité poétique face à une déshumanisé industrielle.
José Luis Guerin est doux-amer, cherche la lumière dans un monde où l’on défriche et arrache les arbres, un monde où le croyant a disparu et transformant progressivement les êtres industrialisés en machines qui saccagent les jardins, projection de celui d’Eden, pousse à s’éloigner d’un paradis tangible.

Histoires de La Bonne Vallée est un film de résistance, qui esquive les larmes pour embrasser la lutte par les rires, les corps, les mots, les doutes partagés et les fêtes.

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