Chers Camarades ! : Critique

Réalisateur : Andreï Konchalovsky
Acteurs : Ioulia Vyssotskaïa, Sergueï Erlish, Youlia Bourova, Andreï Goussev
Genre : Drame Historique
Durée : 120 minutes
Pays : Russie
PRIX SPECIAL DU JURY A LA MOSTRA DE VENISE 2020

Synopsis : Une ville de province dans le sud de l’URSS en 1962. Lioudmila est une fonctionnaire farouchement dévouée au Parti Communiste. Sa fille décide de participer à la grève d’une usine locale et les événements prennent une tournure tragique. Les autorités dissimulent la violence de la répression. Lioudmila se lance alors dans une quête éperdue à la recherche de sa fille disparue.

Tout juste un an après la sortie de l’extraordinaire Michel-Ange qui venait à repenser le statut de l’artiste, dépassant la simple adaptation biographique du célèbre sculpteur italien , Andreï Konchalovsky revient avec Chers Camarades !, pour lequel il a décroché le Prix Spécial du Jury à la Mostra De Venise 2020.

Andreï Konchalovsky, le cinéma selon Stakhanov

Destiné à une carrière de pianiste après dix ans au conservatoire de Moscou, Andrei Konchalovsky dévie de sa trajectoire initiale après sa rencontre avec Andreï Tarkovski, encore jeune cinéaste. Il écrivent ensemble le scénario de trois films pour Tarkovski dont un court-métrage, Le Compresseur Et Le Violon en 1960 , et deux longs-métrages, L’Enfance D’Ivan en 1962 et Andrei Roublev en 1969.

Il réalise son premier film Le Premier Maître en 1964 et enchaîne avec Le Bonheur D’Assia, son plus grand film, qui souffrira d’une censure du fait de son propos durant plus de vingt ans.
Il réalise des films en Russie jusqu’à l’aube des années 80 où avec Sibériade, il remporte le Grand Prix Du Jury à Cannes et embarque pour les Etats-Unis. Il y tournera ses œuvres les plus connues : Runaway Train, Tango Et Cash ou encore Maria’s Lover.

Son retour sur sa terre natale durant les années 90 marque un retour à un cinéma plus intimiste.

Son cinéma se caractérise par un réalisme marquant auquel il apporte un regard et une pensée amère pour repenser le monde dans lequel évolue ses personnages, et plus globalement ses spectateurs.

Novotcherkassk, l’histoire interdite

Cela fait désormais plusieurs décennies qu’Andrei Konchalovsky n’avait plus foulé l’histoire de sa terre natale, la Russie, plus exactement depuis Riaba Ma Poule, en 1994, prolongation de son incontournable Le Bonheur D’Assia.
Près de vingt-cinq années ont été nécessaires pour se replonger dans une brèche de l’histoire de l’URSS, pour ouvrir le regard sur une poignée de journées, occultées par le silence institutionnel, pour reconnaître une poignée de morts, enterrés sans tombes, dans l’obscurité des paysages désertiques, là où les rêves ont cédé à la folie. Le cinéaste porte à notre connaissance le massacre de juin 1962, qui éclata à Novotcherkassk pour assurer l’équilibre aveugle d’une nation écrasée sous le poids de sa quête prométhéenne : le communisme.

Au coeur de cette ville martyre, Konchalovsky nous conduit sur une période de trois jours, où la bourgade est mise sous cloche, avec une image au noir et blanc glacé, glaçant, figeant le temps à l’aide de plans fixes tout autant fascinants qu’effroyables, où le format académique, 1,33, nous engouffre dans un voyage claustrophobique pour ancrer cet événement mortifère dans une dimension éternelle, un espace de la mémoire où les images restent ancrées à jamais, où l’horreur tue rejaillit pour ne plus connaître le poids du silence.

D’une génération à un régime, la Russie infernale

Konchalovsky installe le long-métrage au sein d’un foyer constitué d’une enfant, de sa mère ainsi que du grand-père. En instaurant cette configuration à trois étages générationnels, le cinéaste réussit à paramétrer une mécanique bien huilée permettant de visualiser le caractère mouvant de la politique Russe allant de l’Empire de Nicolas II au gouvernement faussement libérateur de Khrouchtchev en passant par l’instauration totalitaire de l’URSS sous Lénine, et aux amères prolongements de Staline.
Chaque individu de cette cellule familiale a connu un régime, a cru en l’un d’eux, a mené des révolutions pour ouvrir des lendemains meilleurs aux terres soviétiques, plongeant chaque fois un peu plus dans cette nuit sans lendemain où l’horizon, communisme, promet tant et réduit un peuple tout entier aux famines et guerres civiles en l’attente de parvenir à l’El Dorado fantasmé.

La ville de Novotcherkassk est soumise à une hausse des prix des denrées alimentaires, ainsi qu’à une baisse des salaires, une restriction difficile qui selon les dirigeants de la commune aurait des retombées prodigieuses, retombées qui porteraient l’URSS au statut de première puissance mondiale, allant jusqu’à faire vaciller les USA.
En s’engageant dans une dynamique spéculatrice, l’Etat vient à dévier toute la logique de bien commun, de partage des richesses, ouvrant grand les portes d’une structure capitaliste, sans pour autant en avoir les idéologies adéquates. L’élévation du pays irait à l’encontre de la doctrine prônée, tournerait le dos aux souffrances vécues pour le mirage communiste, et se lancerait à corps perdu dans une économie qui depuis plus d’un demi-siècle est sanctionnée.
Face à cette situation abracadabrantesque, où les riches supplanteraient les pauvres, où le concept de propriété collective serait sacrifié, la révolte éclate, les usines s’arrêtent, les hauts dirigeants s’en mêlent, la volonté d’endiguer tout mouvement protestataire prend forme, le massacre débute.
Konchalovsky raconte cette histoire aux rouages et problématiques complexes avec une aisance déconcertante. Sans jamais se rouler dans un enchevêtrement de doctrines, le réalisateur réussit en mêlant son art de la synthèse, son talent en matière de mise en scène et les connaissances du spectateur à nous guider dans la noirceur du récit où les secrets, complots et strates institutionnels entrent en contact les uns avec les autres, où le KGB vient trahir l’armée, où les dirigeants communaux sont abandonnées par les forces étatiques, où le droit fondamental de grève, dans un régime socialiste, devient motif de mise à mort.

En articulant toute cette construction étatique, courant à sa perte, qu’elle soit visible, des usines au gouvernement en passant par l’armée, ou bien invisible, avec l’intervention du KGB, Chers Camarades ! sculpte dans sa première partie, avec réalisme et esprit de concision, les différents mouvements idéologiques qui animent le pays, donne à voir les limites d’un régime. Régime qui ne trouve plus que la menace de mort pour parvenir au silence et au maintien de l’ordre.
L’utopie n’est plus, l’espoir envolé, les douleurs et les peines endurées semblent se conjuguer à perpétuité sans jamais toucher à leurs fins.

Face à l’horreur de nos constructions sociales et sociétales, Konchalovsky prend le temps d’écarter son objectif pour plonger son regard dans la nature et y observer la simplicité du monde lorsque toute politique et pouvoir s’abstraient. De la naissance d’une portée dans un buisson aux enfants jouant loin des villes dans une rivière, la nostalgie de l’aube des temps vibre dans le cœur de Chers Camarades !.

L’amour sourd

Le cinéaste vient construire autour de cet épisode historique méconnu, une histoire fictionnelle, autour de la mère du foyer, Liouda, communiste intransigeante, nostalgique de l’époque de Staline, faisant parti de la Nomenklatura, à la recherche de sa fille Svetka, jeune ouvrière, souhaitant dépasser l’hypocrisie de la situation, prenant part aux révoltes et disparaissant parmi les corps, sans laisser de traces.

Dans cette société du culte des dirigeants, les individus disparaissent, ne sont bons qu’à aimer et mourir pour leurs dirigeants. L’apparition de cet amour disproportionné et maladif pour ces bourreaux, révèle un vide traumatique au sein de la cellule familial, où l’amour n’existe pas, et met en lumière la difficile acceptation du caractère individuel. La fourmilière s’abandonne à sa reine, ne devenant que mécanismes remplaçables.
Les déviances du culte Stalinien explosent et saignent les âmes comme les rues.

Faisant parti des hauts dirigeants de la ville, Liouda n’a jamais compris les problématiques inhérentes au monde ouvrier, se voilant les yeux derrière le communisme et l’équité sociale. Ce n’est que lorsque les hauts décisionnaires URSS entrent en jeu, et que sa position devient insignifiante, que la communiste, fervente supportrice du Petit Père des Peuples va découvrir les coulisses de la nation, comprendre le caractère grotesque du modèle auquel elle croyait, parcourant les rues, et les corps, cherchant à retrouver la chair de sa chair, pendant que les décisionnaires dissimulent les marres de sang, reconstruisent sur les dépouilles et annihilent la moindre trace des événements.
Une course à la montre se lance pour retrouver Svetka, une course à la mort où les vivants se transforment en automates, où la brumeuse liberté revêt ses habits les plus dictatoriaux, ôtant le masque pour dévoiler le véritable visage d’un régime rongé par le mensonge, usant de l’asphalte pour murer dans l’obscurité les horreurs de la veille.

Chers Camarades ! Méfiez-vous !

Chers Camarades ! est un film-société qui marie la petite histoire à la grande histoire avec un savoir-faire effrayant, sidérant, où Konchalovsky déconstruit l’URSS pour montrer au monde les horreurs que le régime a su dissimuler à travers le pouvoir de la peur.
Une analyse qui est d’autant plus troublante qu’elle dépasse sa propre histoire et vient résonner dans nos régimes politiques contemporains, donnant à repenser les mécaniques douteuses et artificielles que nous connaissons, où les visages ont changé, mais où les âmes se donnent toujours à la même danse, celle de l’oppression face à la contestation.
Konchalovsky dépasse la simple et vide reconstitution, célébrant de nouveau son cinéma réinventant les académismes, pour ouvrir les spectateurs à la pensée.
Chers Camarades ! est le début de la déconstruction de l’Etat, une brèche pour s’enfoncer encore et toujours plus dans la gigantesque toile institutionnelle qui conduit nos existences. Mémorable.

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