« Les Linceuls (The Shrouds) » réalisé par David Cronenberg : Critique

Synopsis : Karsh, 50 ans, est un homme d’affaires renommé. Inconsolable depuis le décès de son épouse, il invente un système révolutionnaire et controversé, GraveTech, qui permet aux vivants de se connecter à leurs chers disparus dans leurs linceuls. Une nuit, plusieurs tombes, dont celle de sa femme, sont vandalisées. Karsh se met alors en quête des coupables.

Le cinéma de David Cronenberg est un cinéma de la mutation, une oeuvre fournie et complexe qui n’a cessé depuis plus de quatre décennies de chercher les moyens et espaces pour dépasser la chair, les limites de l’esprit, un art en quête de transcendance de l’humain.
Chacune des âmes de sa fresque ne cesse de courir pour échapper à un monde qui engloutit, dépasse la conscience de par ses avancées technologiques.
Dans ce monde de tous les gigantismes, où l’organe fait souvent défaut, où le corps naturel devient obsolète, le cinéaste canadien a toujours eu à cœur de travailler la question des sociétés secrètes, des structures cachées.
Cronenberg questionne le monde et ceux qui tirent les ficelles, des médecins qui expérimentent (Chromosome 3, Faux-Semblants, Rage) aux scientifiques fous (La Mouche, Videodrome, Existenz) en passant par les conflits politiques qui écartèlent les Etats-Unis (Dead Zone, Scanners) pour toucher finalement en plein coeur l’industrie cinématographique (Maps To The Stars).
Après quelques années de silence, le maître du body-horror était revenu il y a deux ans à Cannes, après plus d’une décennie de silence, pour présenter Crimes Of The Future, polar crépusculaire où l’humanité se divise entre l’homo sapiens sapiens et sa nouvelle déclinaison. Il questionnait les rapports à la chair, aux arts, à l’écologie et la terreur qui plane actuellement au-dessus de nos têtes.

Malgré un accueil général plutôt mitigé, avec Crimes Of The Future, Kino Wombat avait pour sa part été complètement conquis par cette recherche sur l’humain, ses modulations organiques et structurelles, face à un environnement en plein délitement.
C’est donc avec une attente certaine que nous nous dirigions vers la séance pour Les Linceuls (The Shrouds), oeuvre qui travaille le lien entre les morts et les vivants avec pour ligne de fond l’usage de technologies novatrices destinées à prolonger la relation par de-là l’obscurité, l’invisible.
Un récit qui rappelle directement la vie du cinéaste, ayant perdu il y a quelques années son épouse.

Karsh, cinquante ans, veuf, a développé les cimetières connectés, les tombes de demain.
Avec son entreprise luxueuse GraveTech, il propose aux familles des défunts d’avoir un oeil dans la tombe, de pouvoir observer le lent délitement de la chair, la progressive et organique disparition du corps.
Pour cela, Karsh a conçu une technologie révolutionnaire grâce à des linceuls équipés de capteurs et caméras.
Sur les images du squelette de son épouse, le concepteur découvre de petites cellules qui grossissent chaque jour, sur les os.
S’agirait-il d’une prolongation du cancer osseux qui a coûté la vie à sa femme ? S’agirait-il d’une bactérie d’un nouveau type ? Sous la terre, derrière les images, s’agirait-il d’un piratage numérique ?
Un matin, plusieurs tombes ont été profanés.
Karsh s’enfonce alors dans une recherche paranoïaque des coupables entre conflits mondiaux, vols de brevets, trahisons familiales et intelligences artificielles.

Ce nouveau film de Cronenberg opte pour une synthèse et dépassement de ce qu’il a pu proposer depuis le début des années 2000, clôture possible de ses oscillations contemporaines entre thriller, errances humaines, philosophie et complotisme.
Il y a ici tout autant des dédales de Spiders que de la paranoïa de A History Of Violence , tout autant de l’effondrement d’un certain monde à la manière de Cosmopolis que la mutation et le délitement des corps de Crimes Of the Future.

Avec Les Linceuls, il y a une plongée en périphérie des sociétés secrètes.
Une dimension traversante de toute l’oeuvre de Cronenberg, thématique questionnant les industriels et entreprises d’avant-garde pour dessiner le New World Order, ainsi que la place de l’humain dans un environnement surnaturel et de plus en plus virtuel.
Cronenberg capte la solitude, celle de la nuit, la froideur des lieux de vie et l’attirance vers la tombe.
Dans ce recroquevillement de l’humain sur lui-même, il y a la place de l’IA, véritable partenaire de vie, qui contrôle, insidieusement, le quotidien, l’existence des êtres sans savoir que ces derniers ne sachent qui se cache derrière les lignes de codes, derrière le caractère inoffensif des images qu’elle renvoie.
Dans ce rapport intime avec le numérique, le cinéaste met en parallèle les corps qui se disloquent, pourrissent, suffoquent, et la réalité par-delà les écrans, les synapses manipulatrices derrière les applications, avatars et interfaces, décorums nauséeux et anesthésiants.

Cependant, la proposition à l’intrigue labyrinthique rend perplexe visuellement.
Le cinéaste canadien avait toujours réussi à offrir des spectacles graphiques forts, avant-gardistes et à la pointe des technologies. Des espaces qui parvenaient habituellement à porter la réflexion, à propulser la pensée.
Avec Les Linceuls, il est perturbant de se trouver face à une direction artistique et numérique relativement vieillissante, laide.
Un constat qui ressort tout particulièrement lors des animations 3D des corps ensevelis.
Par chance, le cinéaste ne sacrifie pas tout aux images de synthèse et travaille encore les textures organiques, les blessures et les plaies.
Le corps meurtri de Diane Kruger est saisissant, cellules en train de quitter le monde de la matière pour hanter les souvenirs et les datas.

Transi d’interrogations, de questionnements, notre regard spectateur a été bouleversé par le foisonnement du développement intellectuel du cinéaste, qui prend ici du recul sur tout sensationnalisme pour construire ses personnages et cheminements narratifs. La structure réflexive autour du deuil et la volonté de chercher un responsable, de nourrir des suspicions, pour s’affranchir de la douleur émotionnelle est assez intéressante. Cronenberg préfère ainsi créer un monde lointain, intouchable, et l’accabler plutôt que de remettre en cause son propre entourage, plutôt que de regarder sous un nouvel angle la réalité.
Le long-métrage devient méandres où Vincent Cassel, Diane Kruger, Guy Pearce et Sandrine Holt excellent dans la naissance de ce fascinant labyrinthe de mots, de doutes, de gestes.
Cronenberg, épaulé par Douglas Koch à la photographie, réussit à saisir le crépuscule, celui des corps à la recherche des ultimes stimuli, celui de l’altération des esprits, celui des secrets macabres et de l’effondrement de tout un système.
Les séquences d’étreintes, de contacts physiques, d’ébats sont saisissantes et apportent une étrange humidité, chaleur décadente, qui dans leurs coeurs ont déjà les germes des glaces, ceux de abolition de la chair.

L’analyse de l’hermétisation des âmes et des esprits, la réflexion autour de l’isolement face à l’écran, l’abstrait et l’immatériel, se perd dans sa paranoïa, allant embarquant la Chine et la Russie dans ses dédales, et s’enfonce dans son dernier acte avec une pirouette complotiste explicite et racoleuse qui n’apporte rien à l’oeuvre, pire, qui montre Cronenberg se perdre dans ses propres couloirs.

Avec Les Linceuls, le cinéaste canadien pousse sa réflexion autour des mécaniques enfouies et sociétés secrètes dans une dimension nouvelle, fascinante à certains égard pour devenir vaseuse dans sa conclusion.
Les vivants sont attirés, par magnétisme, vers le monde des morts, ils ont créé les forces de leur propre destruction, à échelle mondiale, les sentiers vers la tombe.
David Cronenberg vient de concevoir un film en demi-teinte, entre nombrilismes et clairvoyances, pour toucher finalement à un certain Graal celui d’ouvrir nos consciences afin de nous pousser à soulever les structures qui paramètrent nos existences, éventrer les interfaces ankylosantes qui jonchent nos quotidiens virtuels, pénétrer l’image, arracher l’artifice, pour enfin tenter de retrouver un monde perdu : le réel.

Laisser un commentaire

Ici, Kino Wombat

Un espace de recherche, d’exploration, d’expérimentation, du cinéma sous toutes ses formes.
Une recherche d’oeuvres oubliées, de rétines perdues et de visions nouvelles se joue.
Voyages singuliers, parfois intimes, d’autres fois outranciers, souvent vibratoires et hypnotiques.
De Terrence Malick à Lucio Fulci et Wang Bing, en passant par Jacques Rivette, Tobe Hooper, Nuri Bilge Ceylan, Agnès Varda, Lav Diaz ou encore Tsai Ming-Liang, laissez-vous porter par de nouveaux horizons, la rétine éberluée.

Let’s connect