« L’Amour Fou » réalisé par Jacques Rivette : Critique et Test Blu-Ray

Depuis 2015 et la sortie exceptionnelle d’une édition intégrale de OUT 1 par Carlotta, le cinéma de Jacques Rivette a connu un nouvel élan dans le paysage éditorial hexagonal.
Nous avons depuis eu la chance avec le travail de trois acteurs majeurs du cinéma français, à savoir Carlotta, Studiocanal et Potemkine, de (re)découvrir le monde mystique et mystérieux d’un réalisateur discret de La Nouvelle Vague.

Aujourd’hui, Potemkine semble avoir repris majoritairement le flambeau Rivette et a sorti ces dernières années : Haut, Bas, FragileParis Nous AppartientSecret DéfenseLa Bande Des QuatreLa Belle NoiseuseLe Pont Du Nord ou encore Julie Et Céline Vont En Bateau.
Pour cette année 2024, l’éditeur français propose un incontournable de la filmographie du cinéaste, L’Amour Fou, mais aussi un véritable secret de cinéma, oeuvre rarement montrée et dissertée : Va Savoir +.

Retour sur l’édition de L’Amour Fou.

La Critique de L’Amour Fou

Sébastien est metteur en scène. Claire est actrice.
Ils vivent ensemble, s’aiment, c’est du moins ce que l’amour voudrait.
Le jeune homme met en scène une adaptation d’Andromaque, où Claire interprète Hermione, épouse de Pyrrhus, cœur saisi par le regard d’Andromaque, elle-même cœur maudit par le décès d’Hector, son mari.
Lors des répétitions, un désaccord éclate entre Claire et Sébastien, la jeune femme quitte la troupe.
En quelques heures, cette dernière est remplacée par Marta, l’ex-femme de Sébastien.
Les cœurs s’échauffent, les sentiment brûlent, les regards ne se touchent plus, les amours maudits inondent la pellicule.
Andromaque de Racine traverse la représentation, vient percuter le réel : la fiction de Rivette.
Dans les couloirs du théâtre, une équipe documentaire saisit les déconvenues, émois et élans amoureux.
Au loin, Claire, perdue, fait les quatre cent pas, dans son appartement, dans Paris.
La tragédie ordinaire est en marche, celle des amours qui se délitent, celle des passions monstres, bref… les grands mythes ruissellent.

Troisième long-métrage du cinéaste, L’Amour Fou s’ancre bien plus dans la veine de Paris Nous Appartient que dans dans celle de Suzanne Simonin.
Les déambulations parisiennes vont bon train, le quotidien est rythmé par les répétitions de théâtre, le style Rivette s’affine, celui des improvisations, des respirations, des amours, des sociétés secrètes et mystères littéraires.
L’Amour Fou constitue ainsi les racines du geste de Jacques Rivette, la transformation du premier essai et la structuration d’une fresque gargantuesque entre reliefs des âmes et cartographie parisienne.

Saisi en trois horizons, le récit se fait la somme de trois regards pour représenter une complexe constellation d’humanités, de sensibilités.
D’un côté le regard du metteur en scène Sébastien, sa perception du monde et des répétitions, de l’autre le regard documentariste, qui capture l’essence du réel, entre essais expérimentaux et entretiens, et enfin, le regard global, celui de Rivette et de sa fiction, de son cabaret et ses aventures labyrinthiques, de ses âmes errantes et curieuses, de ses sentiers qui parsèment le monde pour révéler toute la complexité des cités contemporaines, bâties sur l’Histoire, convoquant tant Balzac que Racine, Pirandello que Nerval.

Rivette tisse ici un nouveau rapport au temps, à l’image, à l’organisation du cadre.
Il écartèle les limites de la forme filmique traditionnelle, renoue avec la liberté des premiers temps du cinématographe et laisse la caméra capturer l’inattendu, le subrepticement de la vie, l’inspiration d’une fougue, de l’invisible.
Au coeur de La Nouvelle Vague, le geste que représente L’Amour Fou, qui sera décuplé de façon démesurée pour Out 1, marque l’acte créatif le plus ambitieux et abrupt de ce mouvement novateur, hors studios, hors diktats.
Le temps défile, le récit fluctue, vacille, stagne parfois, et dessine un fourmillement, une profondeur troublante, aux différents personnages.
La fiction tend à nous faire faux bond, il en devient difficile de discerner nos rythmes de vie et celui du cinématographe, une certaine réalité transparaît, l’hypnose est totale.
Claire, Sébastien et Marta deviennent nos proches, nos connaissances dérobées.
Le tour de force en matière de narration est stupéfiant, et bien que nous connaissions les oeuvres postérieures, L’Amour Fou constitue un trait particulièrement rugueux, loin des artifices, qui subjugue et happe.

Le miroitement des textes classiques porte avec grâce les images, les résonances sont merveilleuses.
Comme souvent chez Rivette et ses chasses au trésor, un vrai besoin de connaissances est nécessaire pour capturer la puissance de l’oeuvre.
Ici, les répétitions laissent transparaître les fantômes de la comédie humaine en présence, dirigent le regard et la pensée, poussent aux références littéraires, poétiques et théâtrales.
En ayant la création de Racine en tête, et en connaissant l’expression de Pirandello, le voyage de 4 heures et 15 minutes se transforme en une véritable odyssée intime qui vient à révéler les vies fictionnelles et souffler nos propres configurations intimes.

Obsession, désespoir, euphorie, doutes, renaissance, métamorphose, auto-destruction sont les voies à arpenter..
L’Amour Fou est une merveille, toute aussi sensuelle qu’assassine, une invitation au ravissement intellectuel, un appel à ressentir les sentiments brûlants et les vertiges hurlants.
Entre mythes éternels et intimités à échos, représentations révélatrices et secrets enfouis, société aveugle et impasses cruelles, Rivette prend le monde dans ses mains, ou tout du moins la jeunesse française de son époque, et l’autopsie sans jamais expliciter, poussant à l’effort, à l’intellect, au cinéma brut.

Les caractéristiques techniques de L’édition Blu-Ray

L’édition en présence sous forme de digipack, reprend la ligne éditoriale des éditions autour de Jacques Rivette.
Le film tient sur deux disques Blu-Ray et les suppléments sont répartis sur les différents disques.
Visuellement il s’agit d’une très belle édition qui vient à merveille compléter la collection Potemkine.

Image :

Film restauré 4K par Véronique Manniez-Rivette et les films du Veilleur, avec le soutien du CNC, par le laboratoire Hiventy à Boulogne-Billancourt, et sous la supervision de Caroline Champetier, AFC.

L’Amour Fou qui a perdu dans de fâcheuses conjectures son négatif original 35 mm, a eu droit à une restauration à partir d’une copie 35 mm et d’un négatif 16mm.
Le film presque perdu dans sa forme originelle renaît.
Bien que le scan ait été fait en 4K, la qualité oscille face à la stabilité limpide d’une restauration via négatif original.
Cependant, le travail proposé ici est charmant, si ce n’est enivrant. L’image a été nettoyée, le cadre stabilisée, les contrastes sculptés, quelques traces subsistent mais ne sont pas légions.
Le grain est vivace mais offre une certaine profondeur et dévoile d’agréables détails.

Ce qui a profondément su nous toucher dans cette résurrection, c’est la volonté de ne pas dénaturer, de ne pas transfigurer l’oeuvre. Un bien beau rendu.

Note : 8 sur 10.

Son :

C’est la grande difficulté de cette restauration : sa piste sonore.
La captation son d’origine, en prise directe, quasi sauvage, met en avant de la même façon les différents éléments que cela soit un téléphone que l’on raccroche ou la voix des acteurs.
Le tout devient assez cacophonique et l’on peut très aisément passer à côté de certaines intrigues, de certains éléments fondamentaux.
Néanmoins la piste a été nettoyée et les saturations ne transpercent pas.

Meilleure solution pour profiter pleinement de l’oeuvre : utiliser la piste « sourds et malentendants » disponible.
Une situation similaire avait été ressentie sur Out 1.

Note : 5.5 sur 10.

Suppléments :

  • « Le Cinéma en jeu : L’Amour fou de Jacques Rivette revisité » : documentaire inédit de Robert Fischer (2024, 94′) :
    Un supplément aux allures du cinéma de Rivette, fait de rencontres, de dédales, d’errances, de détails flottants et de foudroiements.
    Le documentaire part à la rencontre de proches, d’acteurs, techniciens et autres contant aux quatre coins de Paris des anecdotes et secrets de L’Amour Fou. Très plaisant.
  • Analyse du film par Pacôme Thiellement (2024, 62′)
    Notre gourou rivettien préféré est de retour pour un supplément immanquable.
    Tout ce que vous rêviez de savoir sur le film de Rivette, mais en mieux !
  • Entretien inédit avec Caroline Champetier et Audrey Birrien sur la restauration de « L’Amour fou » (2024, 26′)
    Découverte des conditions de restauration d’un film presque perdu, si ce n’est miraculé. Le supplément permet également de se rendre compte des chantiers minutieux et tentaculaires d’une telle restauration.
  • Entretien inédit avec Hélène Frappat (2023, 30′)
  • « Histoires de titres : L’Amour fou » : interview de Jacques Rivette par Michel Boujut (2′)

Pour découvrir L’Amour Fou en Blu-Ray :
https://store.potemkine.fr/dvd/3545020087718-l-amour-fou-jacques-rivette/

Laisser un commentaire

Ici, Kino Wombat

Un espace de recherche, d’exploration, d’expérimentation, du cinéma sous toutes ses formes.
Une recherche d’oeuvres oubliées, de rétines perdues et de visions nouvelles se joue.
Voyages singuliers, parfois intimes, d’autres fois outranciers, souvent vibratoires et hypnotiques.
De Terrence Malick à Lucio Fulci et Wang Bing, en passant par Jacques Rivette, Tobe Hooper, Nuri Bilge Ceylan, Agnès Varda, Lav Diaz ou encore Tsai Ming-Liang, laissez-vous porter par de nouveaux horizons, la rétine éberluée.

Let’s connect